LES CONFINS DU MONDE
Guillaume Nicloux

DeterreAu cœur des ténèbres de Joseph Conrad fait partie des œuvres données par la presse (le Monde en tête, mais quasiment tous les autres aussi) comme référence des Confins du monde. Surtout, un film comme Apocalypse Now, la plus réussie des relectures du roman, est immédiatement cité : ça se passe au Viêt-nam, la silhouette de Depardieu rappelle celle de Marlon Brando et tout comme le commandant Willard, le caporal Tassen a passé le fameux point de non-retour (à la vie civile, à la civilisation, à l’humanité…).

La comparaison s’arrête là. Sur les intentions d’abord : quand Coppola fait du film une expérience du Viet-Nam, dans l’urgence de s’emparer d’une guerre à peine terminée, les Confins du monde revient quant à lui sur une période de l’histoire peu documentée, théâtre idéal pour raconter la trajectoire d’un homme en crise. Dans sa forme ensuite : quand le réalisateur italo-américain, alors au sommet de sa carrière mais en proie à ses démons (addictions diverses) entreprend un tournage dantesque et complètement anarchique, Nicloux construit son film à partir d’une intention et n’est en réalité pas fasciné par le colonel Kurtz.

En vérité, le film de guerre n’est certainement pas le meilleur prisme pour décoder les Confins du monde. Un de thèmes récurrents du genre se plaît à ausculter la folie gagner peu à peu les hommes confrontés à la violence. Il s’agit du schéma qui voit un jeune appelé ou fraîchement engagé, idéaliste et volontaire, projeté soudainement dans l’horreur, dont le meilleur exemple serait Platoon par exemple (et le méconnu Ennemi Intime en France). Mais dans Les Confins du monde, Tassen, magnifiquement campé par Gaspard Ulliel, revient au monde habité par sa fracture intérieure, dès le début. Autrement dit, la perte de son humanité a déjà eu lieu. Consumé par son désir de vengeance, Tassen est incapable de rentrer en France et le conflit armé ne sert que de cadre pour ce personnage qui mène sa propre guerre dans le chaos ambiant. Celle-ci est une béquille pour Tassen. A ce titre, Les Confins du monde devrait certainement se lire à l’aune du genre du western, du moins tel que les Italiens l’ont transformé dans les années soixante-dix, avec comme point de départ une histoire de vengeance, obsession d’un personnage presque mutique, surgissant de nulle part.

Tassen traverse le film tel un fantôme, il n’a aucune plaque militaire et n’apparaît pas dans les registres. Sa dimension fantastique est renforcée par l’omniprésence de la brume autour du poste Français ou dans la jungle. Plus encore, le film confronte deux mondes au cœur des thématiques du western : le monde sauvage face à celui de l’écrit. Représenté dans le western par de vastes étendues désertiques, des villages isolés où les bandits rôdent, des tribus Indiennes, le naturalisme se retrouve ici sous forme d’une jungle luxuriante ou d’une petite fille qui panse les plaies de Tassen. L’écrit, représenté par l’écrivain Saintonge – l’inamovible Gérard Depardieu – et l’administration, alliée d’une hiérarchie dépassée, sont destinés à montrer la disparition inexorable du monde sauvage, l’avancée irrésistible de la civilisation. Cependant, si l’Amérique s’est fondée – du moins dans sa mythologie – sur le remplacement des pionniers et des tribus par des tribunaux et des fonctionnaires, Les Confins du monde donne à voir au contraire une certaine résilience du monde sauvage, par la résistance qu’offre la forêt et la découverte d’une hostilité camouflée, cachée dans les tunnels, dont on comprend qu’elle ne cédera pas. En mettant Tassen au centre de l’image pendant de longues minutes, silencieux, fumant sa cigarette, cerné de toute part par le brouillard, la jungle ou les ruelles sans issues, Nicloux nous contraint à regarder cet homme inatteignable, nous pousse à imaginer le combat qui se livre intérieurement. Ce soldat n’est pas comme ses frères d’arme, il fixe l’horreur, s’en nourrit, quand les autres pleurent ou détournent le regard. Par ailleurs, à la différence de la plupart des films de guerre, Guillaume Nicloux nous épargne l’action, en la suggérant hors-champ. En revanche, il exhibe les corps mutilés, les têtes coupées, les vers rongeant les chairs, et mets ces images, sans fard et sans pudeur, sur le même plan que celles des plaisirs charnels ou de la prise d’opium… Cette confusion entre violence et jouissance, amour et vengeance symbolise parfaitement le conflit intérieur de Tassen et sidère.

Autre procédé atypique : dans Les Confins du monde l’ennemi est invisible. En effet, à peine nous permet-on d’apercevoir quelques ombres qui se déplacent furtivement entre les arbres. Les tirs, sporadiques, fusent d’on ne sait où. Nicloux filme l’attente, le désœuvrement, les soûleries, l’ennui, les prostituées, l’ordinaire d’une guerre floue, aux contours bien mal définis, bien loin des délimitations claires du conflit qui prend alors fin en Europe (le film démarre en 1945). Les Confins du monde ne tombe jamais dans la facilité d’un discours politiquement correct : en privant le spectateur des codes du genre, la guerre n’est finalement pas le sujet central. En tant qu’état de fait, celle-ci n’est jamais frontalement dénoncée, sinon par l’horreur qu’elle suscite. Baigné dans un brouillard souvent onirique le film, comme Tassen, refuse toute analyse politique et la colonisation Française n’est clairement pas le propos. Reste la trajectoire de cet homme brisé qui a trouvé le moyen de supporter sa peine en se lançant à corps perdu dans une quête tragique.

François Armand

1h 43min | 5 décembre 2018 | France

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