12 YEARS A SLAVE
Steve McQueen

Revue12 years a slave, triomphe critique outre-Atlantique, vient d’être récompensé par Hollywood. Les raisons de ce succès sont assez bien résumées par Florence Colombani du Point : « Le film a un incroyable pouvoir cathartique, qui a amené les Américains à ouvrir le débat sur leur passé […] : c’est autant une grande émotion artistique qu’un indispensable travail sur la mémoire ». En France, l’ovation a été presque unanime ; mis à part certaines voix, plus circonspectes vis-à-vis du troisième long-métrage du réalisateur Steve McQueen.

La première réserve concernant 12 years a slave tient à la manière dont il est filmé. Steve McQueen joue une partition compliquée où lécher ses images semble aussi important que de parler d’esclavage. C’est ce que souligne Camille Brunel d’Independencia : « D’un côté, la Tragédie et la Honte, de l’autre, le grand spectacle : inserts sur des ciels, des arbres et des couchants sublimes ». Comment des travellings et des trouvailles de chef opérateur peuvent prendre le pas quand il s’agit de filmer une souffrance ? Cette piste de la mise en scène est intéressante, car, contrairement à Hunger et Shame, le réalisateur britannique semble suivre un credo hollywoodien, nouveau chez lui, du spectacle et de l’émotion. Dans ce film, McQueen s’abandonne, toujours selon Camille Brunel, « au dolorisme facile et troque le long plan de la confession de Hunger contre des champs-contrechamps voués à faire briller ses acteurs. […] Il ne faut pas compter sur nous pour saluer jeu d’acteur et devoir de mémoire, qui ne sont que la perception positive du même pathos repoussant ; le jeu de mots débile en une de 20 minutes (“Un film coup de fouet”) prouvant à quel point le film manque sa cible, même chez ceux qui prétendent l’avoir ainsi aimé/compris. »

C’est là que se situe en effet un autre angle mort du film. La catharsis évoquée en introduction ne transforme aucunement l’émotion en pensée. Bruno Icher, de Libération, note que « McQueen concentre son propos sur la réalité crue des sévices dont étaient quotidiennement victimes des millions d’individus. Passages à tabac, viols, tortures, assassinats ou travail forcé entraînant la mort ». De même, Yal Sadat de Chronicart souligne la « cure du mal par le mal » orchestrée par le réalisateur. Mais dans quel but ? S’il est pédagogique, Yal Sadat y voit surtout une « pédagogie lénifiante et victimaire », qui laisse penser qu’on a plutôt affaire « à un drama mémoriel comme Hollywood en produira encore beaucoup, dans l’Amérique d’Obama ou dans celle d’un autre ». Et là encore, comme l’indique Camille Brunel, McQueen presse le canal lacrymal : « Lorsque Patsey, amie du héros, se fait flageller, la caméra, qui observait le bourreau, panote furtivement sur la victime, pour montrer la peau du dos s’ouvrir grand sous un coup, avant de revenir sur le bourreau. Pourquoi ce mouvement de tête ? Pourquoi avoir voulu regarder le bourreau et la victime, plutôt que d’en choisir un seul ? Et s’il faut absolument voir les deux, pourquoi ne pas s’en être tenu au plan large ? Le panoramique du bourreau à la victime souligne simplement le fait que McQueen choisit de tout voir. Ce faisant, il s’assure aussi que le spectateur est en larmes ».

Ce qui ressemble, selon Bruno Icher, à un résumé de « l’esclavage américain à un concours de sévices », porte en lui une autre méprise : « McQueen a pris le parti de faire de cette addition d’horreurs l’exclusif argument de son réquisitoire. Cette virulence rageuse finit par occulter involontairement une dimension essentielle. L’ignominie de l’esclavage est tout entière contenue dans son caractère institutionnel, dans le fait qu’il répondait à des besoins économiques précis. Le droit des planteurs à disposer des individus à leur guise, pour se remplir les poches ou pour assouvir leurs pires pulsions, en est la conséquence. Or, représenter les esclavagistes comme des sadiques compulsifs (Michael Fassbender en roue libre) revient à faire le procès de l’anomalie, d’une folie sanguinaire dont cette institution a toléré l’existence ». Yal Sadat le souligne également : « Les pires tortionnaires sont saisis comme des blocs de folie destructrice, le genre à décimer des familles au petit déjeuner ». C’est en cela que le film n’atteint même pas le but, pauvre, de sa vocation pédagogique. Il suffit de lire la présentation du film par Florence Colombani : « Un homme normal vers 1840, aux États-Unis. Solomon Northup (Chiwetel Ejiofor) est un homme qui travaille, aime tendrement sa famille, joue du violon, se promène au parc le dimanche. Et puis, un jour, il se réveille nu, dans un cachot, des chaînes aux chevilles et aux poignets. » Qu’est-ce qu’un homme qui n’est pas normal ? Est-ce qu’un homme normal se promène forcément au parc le dimanche ? Par quel coup du sort se retrouve-t-il nu dans un cachot ? On croirait un conte pour enfants, où les mésaventures d’un héros sont des coups de dés de raconteurs d’histoire.

Or, il n’en est rien. Il ne semble pas que l’esclavage n’ait été qu’une simple mésaventure. Dans 12 years a slave, d’une certaine manière, si. Et seuls des Brad Pitt peuvent permettre au héros de s’en sortir. La fin du film, qui voit le personnage joué par l’acteur / producteur lancer une tirade configurée par des représentations du xxe siècle pour un spectateur du début du xxie, ne laisse plus de doute sur la portée du film : explication de l’esclavage par l’anomalie, rejet de la violence dans le passé, le spectateur en vient à être flatté dans son assurance de vivre à une époque comme la nôtre. On comprend alors le film comme ce pour quoi il a été conçu, une sorte de spot publicitaire contre l’esclavage. Il s’agit là d’une formidable audace. Et on relit le premier plan du film, ce travelling avant dans un champ de cannes, non pas comme un mouvement exploratoire d’un monde dont on sait peu de choses, mais comme l’occasion d’une démonstration. Dès le début du film, on sait déjà tout.bub

Marc Urumi

bub

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12 years a slave de Steve McQueen (Etats-Unis ; 2h13)

Date de sortie : 22 janvier 2014

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