LA VIE D’Adèle
Abdellatif Kechiche

EnterrePour peu que l’on ait aimé Le Bleu est une couleur chaude (bande dessinée de Julie Maroh), il convient de revenir sur l’adaptation cinématographique fidèle et pourtant très discutable d’Abdellatif Kechiche, La Vie d’Adèle. Qui dit adaptation dit choix de réalisation, et sur ce point, la comparaison à l’aune d’une autre adaptation récente et conforme à son modèle d’origine, La Route, se révèle intéressante.

Une fois le trouble passé de revivre deux fois la même histoire, sensation que l’on pourrait associer à un déjà-vu, une fois accepté que le scénario ne dérive que de très peu de l’histoire originale, il nous reste à espérer une chose en particulier d’une adaptation d’un livre que nous connaissons : que nos émotions premières ne soient pas trahies, ou, pour être plus précis (car les émotions ont le droit d’être différentes du livre à son adaptation), que cette fidélité à l’œuvre existe aussi à l’égard de nos émotions. De ce côté-là, La Route, que l’on pourrait prendre au premier abord pour un film à l’ambition timide (nombreuses reproductions à la lettre de scènes écrites par Cormac McCarthy) est étonnant. On pourra toujours prétendre que la puissance de notre imaginaire va toujours au-delà de ce que l’on peut nous coller devant les yeux, quand il s’agit de post-apocalyptique et donc de choses que nous ne pouvons, de fait, pas nous figurer, les images prennent une résonance toute particulière. Et dans le cas de La Route, dans lequel un soin tout particulier est apporté aux décors, la force des mots est précisément décuplée par les images. C’est d’ailleurs ce qui fait la force du roman graphique Walking Dead, qui associe un scénario béton à une illustration sans compromis.

Justement, Abdellatif Kechiche s’inspire, lui, d’une bande dessinée. La connexion entre les deux œuvres est de ce fait encore plus facile à établir : à de nombreux égards en effet, on peut penser que le neuvième art se rapproche du cinéma. Un storyboard, par exemple, c’est le film mis en images avant sa réalisation ; et si certain réalisateurs ne s’en servent pas, le parallèle entre un certain type de bande dessinée, aux ambitions essentiellement narratives (comme c’est le cas du Bleu est une couleur chaude), et le storyboard, reste flagrant. Par conséquent, les analogies, quand il y en a, entre une bande dessinée et son adaptation sont encore plus saisissantes (qu’on se rappelle seulement Sin City). Bizarrement, vis-à-vis de La Route, La Vie d’Adèle se rapproche et en même temps s’éloigne plus de son modèle. Lorsque Kechiche s’empare de scènes tirées du Bleu est une couleur chaude, la sensation de déjà-vu est ainsi encore plus pregnante. Et oui : les visages des protagonistes de La Route, c’est notre imaginaire qui les a créés, à l’aide des descriptions, en l’occurrence très évasives, de Cormac McCarthy. Tandis que les personnages du Bleu est une couleur chaude, au contraire, ont déjà leurs traits existants. Leurs faits et gestes en commun dans le livre et le film, on les a vus ; dans La Route, on les a fantasmés via des mots.

Il faut cependant reconnaître que la volonté de Kechiche de terminer son histoire différemment et d’y insérer des références littéraires est un pari artistique fort et méritant, révélant une audace sur laquelle Hillcoat n’a pas voulu miser. Mais là où le réalisateur australien est parvenu à honorer le roman par une direction d’acteurs merveilleuse (le propos de McCarthy dans La Route était d’interroger l’humanité sur ses propres limites, et le réalisateur australien a su rendre palpable par ce biais cette résistance de l’humanité face à sa négation), un sens du plan qui sidère (vision ahurissante d’un camion abandonné en travers d’un pont, le garde-manger humain, le final tragique sur la plage, entre autres) et des annexes poétiques discrètes et inédites dans le livre (ces dernières renforçant l’horreur de ce que vivent les personnages), Kechiche échoue.  Les raisons de ne pas adhérer aux choix du réalisateur français sont multiples.

Ce qui est sans doute le plus marquant c’est qu’à aucun moment on ne retrouve la poésie du livre de Julie Maroh. Le moteur de cette poésie (le coup de foudre entre les deux jeunes femmes), commun aux deux œuvres, est, chez Kechiche, rongé par la vulgarité de ses personnages périphériques, des adolescents mal dégrossis ; cette vulgarité fait corps avec un naturalisme de supermarché déjà présent dans L’Esquive, La Faute à Voltaire ou Vénus Noire. Que Kechiche ait détourné la force du livre de Maroh au profit de ses aspirations personnelles (littéraires et naturalistes, donc) n’est bien sûr pas critiquable en soi. Ce qui est regrettable et embarrassant, dans La Vie d’Adèle, c’est cette alternance de copiés-collés du livre et de greffes, souvent artificielles, du réalisateur.

Cette artificialité tient donc, on l’a dit, à la vulgarité de cette jeunesse au langage d’une pauvreté atterrante, si peu crédible quand elle se montre sage dès qu’il s’agit de discuter littérature (un défaut déjà évident dans L’Esquive et qui met à bas toute volonté de naturalisme). Mais aussi à cette propension à étirer en vain des scènes de la bande dessinée, rendant ainsi certaines situations clé peu plausibles. Il faut dire que c’était déjà le cas dans Vénus Noire, qui franchissait allègrement le pas de la complaisance à de nombreuses reprises… Ici on pense notamment à l’altercation entre Adèle et ses « amies » (scène déjà maladroite dans le livre, mais heureusement très courte) qui prend dans La Vie d’Adèle une tournure ridicule tant la bêtise des protagonistes semble forcée et sans limites. Kechiche ne donne finalement pas l’impression d’aimer ces jeunes qu’il filme en gros plan pendant trois heures. Ce qui semble l’animer (comme dans Vénus Noire) c’est son petit laboratoire de l’âme humaine. Ce ne serait pas condamnable si ce n’était pas aussi éprouvant, et, finalement, dépourvu d’idées et d’émotions, comme ce corps à corps forcé et un peu grotesque, tellement loin de la douceur et de la vérité du Bleu est une couleur chaude.

Encore une fois, il ne s’agit pas d’intenter un procès à Kechiche parce qu’il n’a pas reproduit à l’identique Le Bleu est une couleur chaude. Il s’agit d’affirmer que lorsqu’il s’échappe de l’œuvre qui l’a inspiré, ce qui est son droit le plus strict (voire même une ambition honorable), il est terriblement maladroit. Tout le contraire du modeste faiseur Hillcoat, dont les petites touches personnelles et la foi totale dans son récit ont suffi à faire un grand film.bub

François Corda

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La Vie d’Adèle de Abdelattif Kechiche (France ; 2h57)

Date de sortie : 9 octobre 2013

bub

 

Showing 5 comments
  • Aed

    Je ne suis pas d’accord avec vous.

    Au contraire, je trouve que le film parvient à se libérer de la pesanteur très politisée de la BD et en faire une histoire universelle sur l’amour, tandis que La Route nous enferme dans des images et, par son manque d’ambition, la réduit à un survival classique dépouillé de son souffle lyrique (qu’apporte le style de Mc Carthy) et sa portée métaphysique (là encore, propre à la plupart des romans de Mc Carthy).

    La Route échoue à adapter l’un des plus grands auteurs de la littérature américaine, car sa beauté tient pour beaucoup au style incisif, brut et très concis de l’auteur.

    La Vie D’Adèle -le film – est mémorable, le bleu est une couleur chaude n’est qu’une histoire (bien dessinée et globalement réussie) à propos de l’homosexualité et la difficulté à être homosexuel. Certes, émouvante, bien écrite. Mais il n’y a pas la force du jeu d’Adèle Exarchopoulos, et surtout, Julie Maroh nous sort de cette histoire en la replaçant sans cesse dans son contexte politique (l’homosexualité), ce qui rend impossible (pour un hétérosexuel soit plus de 95% de la population) ou très difficile l’identification du lecteur au personnage.

    Kechiche lui y parvient, justement car il sort cette histoire de l’homosexualité et nous enferme dans son cadre en réutilisant la pratique du gros plan (qui n’a pas du tout le même effet que dans une BD) qui nous empêche de respirer, et nous oblige à vivre ce que vit Adèle.

  • La rédaction

    Merci pour ce retour, qui prouve à quel point l’interprétation d’une oeuvre peut varier d’une personne à l’autre !

    Je reviens sur quelques points que vous abordez qui me semblent très intéressants.

    La politisation chez Maroh : elle m’a semblé tout à fait anecdotique en regard de la force de l’histoire d’amour, très spontanée et réaliste. Ce que j’ai retenu c’est justement que l’on partageait les sentiments de ces deux héroïnes, même en étant hétéro. Sans doute parce que l’une d’entre elle se « découvre » homo. D’où, je trouve, un fort pouvoir d’identification (comme quoi !).

    Chez Kechiche les personnages me semblent beaucoup plus archétypaux ; la mise en scène ou les dialogues me semblent à de nombreux moments trop « voyants », et précisément, c’est aussi cela qui me fait sortir du film.

    Ce que je défends dans l’adaptation de La Route, c’est le pouvoir des images qui prend le relais du pouvoir des mots (le bouquin est incroyable, on est d’accord), et le jeu de ses acteurs qui parviennent à incarner l’humanité dans ce qu’elle a de plus pur (sentiment vécu par la lecture du livre).

    Bien à vous, et à bientôt sur BUB !

    François

  • Léna

    Je crois qu’Abdellatif K. ne recherche pas du tout la poésie. Perso j’ai adoré les deux. Je crois que ce qui intéresse AK c’est la vie, le vivant, la domination, la violence, les classes dans la société. Vous pouvez trouver que les personnages  » à la vulgarité de cette jeunesse au langage d’une pauvreté atterrante ». Moi au contraire je les trouve très vivants et humains. On voit leur force de vie à risquer, essayer, faire des erreurs… mais se confronter au monde alors que ce serait plus simple de ne prendre aucun risque. On voit que le métier de l’une va les séparer (elle n’est qu’institutrice et pour l’autre c’est un manque d’ambitions). C’est de cela que parle le film. On peut juger leur langage mais n’est ce pas plus courageux de se confronter à l’extérieur et d’avoir cette force de vie en soi ?

    Par contre je ne suis pas d’accord avec Aed. « Maroh nous sort de cette histoire en la replaçant sans cesse dans son contexte politique (l’homosexualité) ». C’est justement l’inverse ! Le talent de Julie Maroh c’est qu’elle a réussit à rendre son histoire universelle qu’on soit homo ou pas. Je l’ai fait lire autour de moi et tout le monde s’y est reconnu. Par contre la vision de Julie Maroh est plus romanesque mais tout aussi intéressante.

    Je crois qu’adapter un livre cela peut aussi être le digérer pour en faire autre chose. C’est plus ici une inspiration qu’une adaptation, même si certaines scènes ont été reprises. Je crois qu’il regarde l’histoire par un autre angle, mais cela reste la même histoire.

  • Léna

    Pour infos, cf interview de Kechiche ici (pas encore écouté)=

    http://www.franceinter.fr/emission-le-masque-et-la-plume-24e-prix-des-auditeurs-du-masque-et-la-plume

    et il suffit d’aller lire les 80 commentaires de la BD de Julie Maroh sur Amazon pour comprendre à quel point elle a réussit à rendre son histoire universelle (avant le film cette BD se vendait très bien, elle avait de nombreux prix dont celui du public à Angoulême).

  • La rédaction

    Merci pour l’intervention Léna !

    La lutte des classes dans La Vie d’Adèle c’est un peu une tarte à la crème pour moi. Je ne la trouve pas aussi évidente et quand bien même elle serait l’un des axes principaux du film son traitement ne me semble pas particulièrement intéressant.
    Pour moi le centre de La Vie d’Adèle reste cette relation amoureuse, que j’ai trouvée beaucoup plus juste dans le livre.

    Pour revenir sur le « langage de banlieue », je ne pense pas que ce soit cela qui rende ses personnages humains et vivants (de mon point de vue, comme je le dis plus haut ils sont archétypaux). On n’est pas ici dans de l’argot façon Audiard, je ne pense pas qu’on puisse parler de langage fleuri : c’est un langage pauvre, peu imaginatif (« tu vois quoi », « genre », « style », « meuf ») et surtout assez laid. On me rétorquera que c’est « réaliste », ou que c’est du naturalisme… Mouais. Je trouve ça surtout plus pathétique que vibrant ou vivant.

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