LE CARNAVAL DES ÂMES ET DAVID LYNCH
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FocusPetit film en noir et blanc, tourné en deux semaines en 1962 par Harold dit Herk Harvey (1924-1996), Le Carnaval des Âmes (Carnival of Souls) porte en germe dans son eau l’œuvre de Lynch. Dans un propos rapporté par Samuel Douhaire de Libération, en introduction à la diffusion du film il y a quelques années sur ARTE, Lynch reconnaissait d’ailleurs que « Le Carnaval des Âmes avait souvent hanté ses rêves ». Ses films lui doivent en effet beaucoup.

Essentielle est la quête de sens de David Lynch, à la lisière entre rêve et réel, surtout entre vie et mort, comme si dans ses films il voulait capturer l’instant fatal dans le psychisme et le dilater « indéfiniment » (soit à peu près deux heures de temps, le temps d’un film de cinéma) pour empêcher   que la mort advienne. Cette capture, ce ravissement (quand les héroïnes se croient dans un conte de fées : Betty de Mulholland Drive à son arrivée à Hollywood, Mary du Carnaval des Âmes jouant de l’orgue dans l’église…) est le sujet même du film de Herk Harvey.

Classé dans le fantastique voire l’épouvante, ce film raconte l’impossible survie d’une jeune femme, Mary Henry (incarnée avec étrangeté et grâce par Candace Hilligons), après un accident de voiture et une très longue donc fatale immersion. La voiture accidentée sera remontée à la fin du film avec les trois jeunes femmes, dont l’héroïne, emprisonnées dans l’habitacle et mortes noyées.

Reste alors à renouer quelques fils du Carnaval des Âmes avec ceux qui meuvent l’œuvre de Lynch, profuse, énigmatique et fascinante. Et pour cela revoir les films marquants de ce dernier. Pour le premier retenu, Eraserhead, l’affiche suffit tant la figure surgissant dans les fantasmes qui font le réel de Mary des Âmes, tête monstrueuse, spectrale, sortie du cinéma expressionniste, nous y fait penser. Dans un autre des films de Lynch qui nous intéresse, Lost Highway, le personnage, sorte de gnome appelé « l’homme-mystère » cruel et ricanant, évoque  aussi ces têtes revenantes qui terrorisent, chez Harvey, l’héroïne noyée. Dans Mulholland Drive, film le plus abouti de Lynch, surgissant au détour du mur du snack le Winkie’s, un être sombre génère la même terreur, figure évidente de la mort.

Mais le visage de Mary, lorsqu’elle nous est apparue au début du film dans la voiture avec ses amies (trois jeunes femmes ensemble dans leur mortelle et brève randonnée), avait déjà l’air tourmenté : ses yeux étranges fendus obliquement évoquaient ceux d’un insecte aquatique, une libellule. Et toute la durée du film, elle va flotter au-dessus de l’eau et du presque réel, éphémère beauté de ce conte cruel.

Le Carnaval des Âmes commence sur la route, de même que Lost Highway et Mulholland Drive qui, eux, ont même inscrit la route dans leur titre ; et on va la retrouver dans leur déroulement : route en construction (un panneau l’annonce), où va se produire l’accident, route du lac et du théâtre désaffecté, dans le Carnaval des Âmes ; différents axes connus de Hollywood dans Mulholland Drive ; route anonyme sur no man’s land de Lost Highway. Nulle stabilité dans ces films, d’entrée on est dans le mouvement (le titre Le Carnaval des Âmes flotte à l’écran, des images clignotent dans Mulholland Drive et le danger d’accident ou de mort est partout). Exemplaire est à cet égard la course contre la montre sur une autoroute perdue – les sirènes de police et la mort aux trousses – du condamné au volant de sa voiture, dans Lost Highway. Avec la jeune femme brune de Mulholland Drive, Rita/Laura E.Harring, qui deviendra l’amie de la blonde Betty/Naomi Watts, on est, dès le début, emporté de nuit, dans un film qui pourrait être policier (Rita est menacée d’une arme), mais dont l’énigmatique intrigue s’avèrera ressortir plutôt du pur cauchemar. Enfin dans le film de Harvey on accompagne Mary dans ses périples – car elle aussi mène une course cauchemardesque contre la montre – dont le plus angoissant est celui qui l’amène (et nous avec elle) au théâtre désaffecté où se joue le bal macabre, funèbre.

Dans le film de Herk Harvey, la musique est omniprésente. Comme l’eau, élément envahissant et mortifère de son Carnaval des Âmes, elle se propage de scène en scène ; les nappes insistantes d’orgue de Gene Moore qui recouvrent le film paraissent générées par le psychisme de la jeune organiste (on pense alors à Eraserhead et à sa tête accouchant de monstres), et en se diffusant, elles semblent générer à leur tour les images : scène remarquable où Mary joue de son instrument, son corps (mains, pieds sur l’orgue) et son visage étant filmés séparément ; sa tête tourne lentement au son de l’orgue, elle paraît hypnotisée, et la musique se modifie, « déraille » pourrait-on dire, gagne en étrangeté et de cette musique nouvelle, d’ailleurs étonnamment moderne, va naître le son du manège où tournoieront les spectres. Chez Lynch aussi la musique d’Angelo Badalamenti est partout ; elle souligne, amplifie les événements dramatiques, crée l’ambiance angoissante.

Des trois films évoqués, aucun n’ouvre sur l’espoir ; le destin des héroïnes, Mary du Carnaval des Âmes, ou Betty de Mulholland Drive, est scellé comme un tombeau. Pour mémoire rappelons que Lynch, dans Mulholland Drive, nous présente une jeune fille naïve et pleine d’illusions, venue avec l’espoir de réussir au cinéma à Hollywood, et dont on s’aperçoit également, au pivot du film – quoique de façon moins explicite que pour l’héroïne de Harvey – qu’elle est morte (*).

On est finalement, dans ces films, comme prisonnier d’un cercle ou d’une boucle du temps, représentés en particulier par des danses tourbillonnantes : le swing au début de Mulholland Drive, la valse à la fin du film de Herk Harvey.

Il n’y a en fin de compte chez Herk Harvey ou chez Lynch nul au-delà, pas de hors-champ qui renverrait à une explication rationnelle, ni véritablement surnaturelle en dépit des spectres, lesquels s’apparentent plutôt à des fantasmes, à des créations de l’esprit tourmenté des personnages ; c’est là un autre trait de la parenté des cinéastes.

Le Carnaval des Âmes est une forme d’épure de Mulholland Drive. Dans les deux films on peut penser à Alice au Pays des Merveilles (ou au palais des horreurs !). Mary comme Betty sont filmées de biais, de haut, de travers, en plongée (à ce titre la virtuosité de Herk Harvey est stupéfiante quand on sait qu’il n’a réalisé qu’un seul film), paraissant de minuscules petites filles solitaires et épouvantées perdues dans la forêt des signes : clé bleutée, trajets en voiture, références cinématographiques (Psychose pour le rideau de douche derrière lequel se découvre Rita, dont  le prénom est emprunté à Rita Hayworth), personnages rapetissés jusqu’à se glisser sous la porte, cris d’enfant épouvantée… Dans Le Carnaval des Âmes, ces signes sont surtout architecturaux ; il y a cette sorte de tuyau d’orgue géant d’où Marie émerge, les escaliers où elle monte, d’où elle descend, l’immeuble surdimensionné au pied duquel l’héroïne est vue, comme miniaturisée ; puis il y a des signes sonores : le bruitage fort lorsqu’elle marche rapidement sur des ouvrages métalliques ou lors de la ruée vers elle à marche forcée de ses assaillants. Mary et Betty ressemblent d’une certaine manière à deux sœurs (elles ont la même blondeur, la même joliesse gracile) qui ne se seraient jamais rencontrées, perdues dans la forêt des contes.

Mais « Mary-des-âmes » a une dimension inaugurale face à l’œuvre de Lynch. Le petit film en noir et blanc de Herk Harvey, «  perle inattendue » selon Samuel Douhaire de Libération,  éclaire Lynch de sa lumineuse antériorité ; cette dimension est perceptible en particulier lorsque Mary est vue surexposée dans la lumière du jour, sous les feuillages ; Lynch a  donné à Betty ce même visage émerveillé dans une lumière blanche à son arrivée dans le monde des étoiles de cinéma et le lui redonne à la fin. Mary, elle, est émerveillée deux fois par les oiseaux qui chantent dans l’arbre, la scène répétée est de toute beauté ! Comme si Mary et Betty se retrouvaient, toutes les deux, dans un paradis qui représente pour elles (et pour nous) celui de l’image et du son.bub

Michèle F Vox

bub

(*) Son film Mulholland Drive, Lynch l’a dédié – c’est écrit au générique de fin – à une jeune femme inconnue Jennifer Syme (1972-2001) dont on peut imaginer qu’elle eut à Hollywood un destin similaire à celui de son héroïne, apprentie-star pleine d’illusions et qui s’est suicidée. En faisant ce film, Lynch lui rend un discret hommage et lui donne, dans cette vie de fiction, la chance (quoiqu’entre rêve et cauchemar) qu’elle n’a pas eue en réalité.

 

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Le Carnaval des âmes de Herk Harvey (Etats-Unis ; 1h18)

Date de sortie : 1962

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Showing 3 comments
  • Roland K. / Lynchland

    Bonjour,

    Texte intéressant, que je vais partager sur http://www.fb.com/lynchland

    Un rectificatif toutefois : Jennifer Syme (pas Hyme) n’était absolument pas une « apprentie star » etc. Elle était une des assistantes de Lynch (importante également dans le choix de ses musiques), et c’est à ce titre qu’elle fait une petite apparition dans « Lost Highway », comme c’est souvent le cas de ses collaborateurs. Elle est décédée dans un accident de voiture en 2001 à l’âge de 28 ans.

  • La rédaction

    Bonjour Roland,
    Et merci de votre commentaire qui apporte une précision importante à la remarque de Michèle à propos de Jennifer Syme (nous venons de rectifier la coquille que vous nous avez indiquée).
    Pour votre information, vous trouverez sur notre webzine plusieurs articles ou pages sur lesquelles David Lynch est mentionné : http://bubzine.fr/?s=David+Lynch
    N’hésitez pas à nous apporter d’autres éclairages qui nous aideront sans doute.

  • Michèle F.

    @Roland K. de Lynchland,

    Je vous remercie de votre intérêt pour mon article sur la relation entre Le Carnaval des Âmes et le cinéma de David Lynch. Vous rectifiez, à juste titre l’identité de Jennifer Syme…

    Faut-il que Lynch nous tende un miroir magique pour que je m’y sois projetée, cherchant jusqu’au générique, et la trouvant, la confirmation de mon intuition pendant le film : une jeune femme morte trop tôt et à qui le cinéaste accorde un délai de vie tout le temps de son film ! En pensant (imaginant) qu’elle s’était suicidée (ce que j’aurais dû, à l’évidence, vérifier…) j’en faisais un modèle de Betty dans le réel. Et une clé supplémentaire pour l’analyse. Cela ne la modifie d’ailleurs pas : à sa collaboratrice, Lynch dédiait son film, et à toute apprentie-star rêvant de Hollywood, il offrait ce joyau de fiction qu’est Mulholland Drive.

    Bien à vous,

    Michèle F.

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