Après Vincere en 2009, Marco Bellocchio a réalisé La Belle Endormie, sorti le 10 avril de cette année. Ce film n’a pas ébloui la rédaction, mais selon le point de vue adopté, il vaut quand même le détour ou au contraire il est à éviter. Ce duel cherche à préciser ces deux points de vue et vous offre la possibilité d’y réagir.
FC : Jacques, je crois qu’on est d’accord sur le fond, La Belle Endormie est un film inégal. Cependant, tu sembles voir le verre à moitié plein là où je le vois à moitié vide. Alors, commençons par le commencement : qu’est-ce qui t’a séduit dans le nouveau film de Marco Bellocchio ?
JD : L’ambition avant tout. Qu’on retrouve tout particulièrement dans la forme narrative qu’a choisie Bellocchio. Son côté « film choral » permet de multiplier des points de vue et des discours sur un sujet de société aussi compliqué et perturbant que peut l’être l’euthanasie. Et ce faisant, il y a une sorte d’effet anesthésiant bienvenu je trouve pour le spectateur. L’empathie est assez faible au final dans La Belle Endormie, tu ne trouves pas ? Ce sont les personnages qui éprouvent les tensions émotionnelles, pas vraiment le spectateur. Pour ma part je trouve le procédé intelligent quand il s’agit de produire une prise de recul immédiate, pendant le film, avec la dimension fortement émotionnelle de l’euthanasie.
FC : Mais il y a de l’empathie dans La Belle Endormie ! Les histoires de Maria (la jeune fille catholique) ou de Pallido le médecin sont vraiment touchantes. C’est lorsqu’Isabelle Huppert (exaspérante en pleureuse) et Toni Servillo (l’homme politique apathique) apparaissent que l’empathie disparaît. Et on est en effet anesthésié, comme tu dis, par ces personnages qui ne semblent pas avoir d’existence propre. Et pour moi c’est clairement pénalisant puisqu’en les observant on s’ennuie. D’une certaine manière, c’est comme si Bellocchio avait divisé son film, non en quatre mais en deux. Et qu’une moitié l’intéressait beaucoup moins. Paradoxalement celle qui touche de près à la politique de son pays et au thème choisi. C’est troublant.
JD : J’ai du mal à voir le lien entre le personnage d’Isabelle Huppert et le contexte politique dans lequel s’inscrit l’histoire. Et contrairement à toi son personnage ainsi que celui de Toni Servillo m’ont semblé plus intéressants que celui du médecin, justement. Peut-être parce qu’ils sont plus fragiles qu’ils n’y paraissent, ou à l’opposé plus forts qu’ils ne le croient eux-mêmes. Du coup, comme je n’ai pas le même ressenti que toi vis-à-vis des personnages, il m’est difficile de te suivre dans le détail. Mais au-delà des affinités personnelles, plus fondamentalement, je crois que cela confirme ce qu’on disait au départ : le film est inégal. Et en effet là où je te rejoins, c’est que cette impression tient sans doute au fait que Bellocchio traite de manière hétérogène ces quatre histoires, avec plus ou moins de force, même si je ne saurais dire si une partie l’intéresse moins que l’autre par contre.
FC : Pour moi il y a clairement deux parties plus formelles (celle de Huppert, avec une belle exploitation de l’espace de la chambre, et celle, politique, prétexte aux scènes de bains), et deux plus narratives (celle du médecin, où l’on s’inquiète du futur de la patiente, et celle de Maria, très bien interprétée) et je le trouve plus performant dans ces dernières. Mais bref, tu le disais au départ, on sent aussi que Bellocchio cherche à dédramatiser le thème de l’euthanasie (l’une des bonnes idées du film est d’ailleurs de ne jamais montrer celle qui est sur toutes les lèvres : Eluana), et ça c’est une démarche intéressante. Malheureusement, dans les faits, j’ai trouvé qu’il y avait une sorte de nonchalance de l’auteur derrière tout ça. Comme si sont talent de formaliste et son choix de narration en quatre tableaux, comme des mini-séries (en ce sens le film se rapproche d’ailleurs de Cloud Atlas) suffisaient. Non ! Le recul choisi par Bellocchio n’impose pas la neutralité. Et son talent, que je ne remets pas en question, ne doit pas le dédouaner de s’appuyer sur une bonne structure narrative. Tout cela pour dire que sur un thème similaire, je suis beaucoup plus admiratif des exigences scénaristiques et réflexives d’un Haneke.
JD : Tu dois faire référence à Amour, n’est-ce pas ? En tout cas la présence d’Isabelle Huppert dans les deux films incite à faire un parallèle. Et en l’occurrence, pour mettre en scène un drame lié à l’euthanasie, le procédé de Bellocchio est contraire à celui d’Haneke dans Amour. Celui-ci réduisait formellement le nombre visible de points de vue formels et narratifs sur la scène (et donc sur le thème), mais paradoxalement il ne produisait aucun jugement tranché sur ses personnages. A mon avis Haneke cherchait ainsi à accentuer chez le spectateur une sorte de gêne, de recherche de position éthique ou d’opinion dans le film qui sciemment n’en donnait pas vraiment. L’exercice de Bellocchio est tout autre il me semble. Il ne paraît pas rechercher une déflagration émotionnelle chez le spectateur comme Haneke. A mon sens, et c’est ce qui rend intéressant La Belle Endormie, il essaie de circonscrire le champ des opinions tout en évitant de les présenter comme des choses totalement figées ou à l’opposé totalement labiles. Certains personnages bougent peu (Divina Madre, Federico, Pallido), d’autres au contraire se surprennent (l’homme politique, Sansa, Maria). C’est très humain. Ce qui m’amène à penser comme toi d’ailleurs, tiens, que la dimension politique ou le thème de société lui-même n’intéressent pas tant que ça Bellocchio. Ce sont surtout des contextes divers où mettre en scène l’humain dans ses contradictions, ses durcissements et ses mouvements. Hummmm… t’ai-je convaincu que La Belle Endormie mérite qu’on y jette un œil tout de même ?
FC : J’aimerais, mais… Pas vraiment ! Le film m’a agacé. Vue la crise politique italienne actuelle, en parler sans en parler est une position qui me semble difficilement tenable. Et c’est vrai que plus le temps passe, moins je supporte Isabelle Huppert. Elle est devenue une sorte d’égérie du cinéma d’auteur international depuis quelques années alors qu’elle est figée dans un rôle de femme froide et distante. Quant à la mise en scène de l’humain, bon, je ne suis qu’à moitié convaincu, puisque pour moi Bellocchio parle plus de fantômes que d’êtres vivants dans au moins deux parties du film. J’imagine que la différence d’appréciation tient plus aux attentes que l’on peut avoir face à un tel sujet. J’aime plus l’affirmation, la frontalité d’un cinéaste comme Haneke dans Amour, que les louvoiements de Bellocchio dans La Belle Endormie.bub
François Corda et Jacques Danvin
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La Belle Endormie de Marco Bellocchio (Italie, France ; 1h50)
Date de sortie : 10 avril 2013
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