SENNA
Asif Kapadia

DeterreLe film d’Asif Kapadia sur Ayrton Senna, sorti dix-sept ans après la mort du pilote lors du Grand Prix de Formule 1 d’Imola, semble au départ très convenu. Il s’agit d’une hagiographie qui égrène chronologiquement les étapes de la vie de celui qui était devenu une figure iconique des années 1980 au Brésil. Comme toute hagiographie, elle est partielle, elle est partiale : elle rend compte d’une fascination, et surtout, elle semble la forme la plus à-même pour évoquer cette jonction du hasard et du destin si singulière chez le pilote. Cette jonction qui fait, après-coup, la matière mythique de la vie de Senna, contamine le film et le spectateur. Parsemé à la fois de moments subreptices apparemment anodins et de conclusions dramatiques, Senna devient alors un document étrange et troublant.

Dans Senna, il y a : des images d’archives et des entretiens avec les principaux acteurs qui ont accompagné le pilote durant sa vie. C’est tout et c’est beaucoup. Il y a d’abord l’argument d’images qui ont très peu circulé, des images « de coulisses » de la Formule 1 dans les années 1980, qui donnent chair à des expressions qui en manquent : décréter une victoire « sur tapis vert », se voir infliger une pénalité, cela devient ainsi, sous nos yeux candides, le produit de réunions entre pilotes ou d’alliances au sein de la FIA. C’est une des forces de telles images : elles réhabilitent ce qui a été pasteurisé par les versions officielles puis adouci par le temps. Elles autorisent également une lecture qui va à l’encontre de la croyance en une objectivité de l’image (et de la nécessité, par exemple, de l’arbitrage vidéo). Or, une image peut vouloir dire plusieurs choses, selon les conditions de visionnage qui en déterminent le sens. Vous pouvez regarder à l’infini les accrochages entre Senna et Prost en 1989 et 1990 : celui qui sait y reconnaître à coup sûr des intentions certaines sera bien sûr de lui.

Le fait par contre que ces accrochages aient eu lieu à chaque fois au Japon sur le circuit de Suzuka est un de ces signes où le hasard et le destin se confondent à nouveau. Dans la vie du Brésilien, tout est signe et sensation. Au fur et à mesure des années (de 1978 à 1994), c’est au crépuscule des années 1980 auquel on assiste, à l’étiolement d’une teinte un peu chaude qui caractérise la vidéo de cette époque, et de l’idéalisme décontracté et tragique qui la caractérise. Senna symbolise à lui seul cette période, et sa mort le passage à une autre ère, plus froide, sûre d’elle-même, rôdée, mais justement pas assez – c’est l’évolution monstrueuse des voitures en des engins incontrôlables qui est dessinée petit à petit vers la fin du film, laissant supposer que les hommes sont finalement frappés, en quelques semaines, pour leur orgueil et leur aveuglement. Cette valeur documentaire des images déclenche un sentiment d’étrangeté extrêmement vif alors qu’elles datent à peine de trente ans. C’est comme si, soudain, on jetait un regard étonné sur un passé proche, brusquement relégué à l’état d’archive. C’est comme si, en regardant l’état des voitures après un accident, on mesurait le fossé qui séparait deux manières d’appréhender la violence et les seuils du tolérable en la matière. C’est ce décalage qui fait du film un objet historique, peut-être pas important pour beaucoup, tout au moins extrêmement significatif et étonnant. Il indique à quel point il serait vain de vouloir projeter à cette époque le système de représentations d’aujourd’hui et de traduire les comportements passés à l’aune d’une conformation présente. Ce n’est qu’après les accidents d’Imola et la mort de Senna qu’une nouvelle sensibilité disqualifiera l’ancienne. Comme si, une fois encore, il y avait eu une nécessité, quelque chose de totalement extérieur et divin, qui avait poussé les hommes à faire les choix qu’ils faisaient, vu que ceux-ci tardaient trop à les faire.

Marc Urumi

bub

———

Senna d’Asif Kapadia (France, Etats-Unis, Royaume-Uni ; 1h44)

Date de sortie : 25 mai 2011

bub

 

Commencez à écrire et validez pour lancer la recherche.