bubLes sorties récentes de Shadow Dancer et Zero Dark Thirty, à deux semaines d’intervalle, offrent une belle occasion de mettre en valeur Homeland, la série TV actuellement produite et diffusée par la chaîne Showtime aux Etats-Unis. La mise en réseau de ces trois œuvres auxquelles on peut ajouter le film La Taupe sorti début 2012 permet de former un ensemble homogène d’objets culturels cinématographiques traitant de l’anti-terrorisme (ou du contre-espionnage dans sa version « guerre froide »). Questionner grâce à cet ensemble la représentation de l’anti-terrorisme par ces productions britanniques et nord-américaines contemporaines permet de voir finalement quelle est la singularité de Homeland dans ce mini-réseau. A savoir qu’il s’agit à l’heure actuelle de la seule œuvre audiovisuelle diffusée massivement et capable de mener un véritable travail de thérapie culturelle post 11 septembre 2001.
Malgré des différences notables entre ces œuvres et qui seront relevées ensuite, elles ont toutes pour point commun une relative lenteur dans le traitement formel et narratif de leur sujet. Du rythme de montage des scènes d’actions à la durée des séquences d’analyse d’informations par des agents, du temps est donné au spectateur pour entrer dans la mécanique des services secrets américains et britanniques et en percevoir la logique et les moyens. Quand Shadow Dancer s’arrête assez longuement sur les écrans d’ordinateurs et logiciels qu’utilise le MI5 au Royaume Uni dans les années 90 pour lutter contre l’IRA, Zero Dark Thirty embarque d’emblée le spectateur dans une séance de torture à Guantanamo d’un supposé terroriste d’Al-Qaïda par des agents de la CIA. Et lorsque La Taupe nous expose le fonctionnement du MI5 et nous introduit parmi les huiles dans la chambre capitonnée où tout se décide, Homeland nous met sous les yeux les procédés d’enquête de la CIA sur le terrain avec écoutes illégales et multiplication de caméras et de micros. Cette mise en scène de la mécanique de l’anti-terrorisme n’est sans doute pas fortuite. Il y a pour ces quatre films une volonté manifeste de valoriser la nécessaire activité du MI5 et de la CIA, voire de justifier les moyens qu’ils utilisent pour assurer la sécurité des sols américains et britanniques.
Dans tous ces films le drame met en scène un agent de l’anti-terrorisme qui démasque ou débusque un agent ennemi, ce qui constitue soit le point de départ de l’intrigue (dans le cas de Shadow Dancer), soit une finalité (La Taupe et Zero Dark Thirty), soit un objectif intermédiaire (Homeland). L’importance respective de ce ressort dramatique différencie déjà assez fortement les quatre œuvres du réseau proposé ici et fait qu’Homeland a déjà la particularité d’ouvrir une porte sur « l’autre » (donc sur soi) là où les trois autres films n’essaient pas du tout ou bien échouent à le faire. Car l’enjeu ne réside plus dans la traque et le dévoilement de l’agent ennemi, mais plutôt, en miroir, dans ce que la proie révèle du traqueur. A cet égard il est remarquable que seul Zero Dark Thirty fasse l’économie d’une rencontre entre l’agent de la nation américaine (ou britannique) et l’agent ennemi. Maya ne croisera que le cadavre d’Oussama Ben Laden. Contrairement à Georges Smiley, Mac ou encore Carrie Mathison, elle n’aura jamais l’occasion de se mettre en danger psychologiquement ou sentimentalement en approchant sa proie.
Smiley va devoir remuer le passé douloureux pour éclairer le présent et dénicher la taupe. Mac du MI5 va courir à sa perte en tombant amoureux de Colette de l’IRA. Et Carrie ira jusqu’à mettre en péril son équilibre et sa santé mentale à côtoyer Brody de trop près. Face à une figure aussi parfaite qu’Oussama Ben Laden pour incarner le terrorisme à lui tout seul, cela prend tout son sens de mettre en action un pur agent comme Maya peut l’être, sans vie personnelle et sans véritable faille. Si Kathryn Bigelow lui avait donné l’occasion de croiser le fer avec l’agent ennemi qu’elle avait à traquer, il lui aurait fallu en faire un personnage à part entière, c’est-à-dire autre chose qu’une obsession tenace, qu’un simple vecteur d’action dont la raison d’être ne tient qu’à l’élimination de l’objet qui l’obsède. Alors que Smiley, Mac et Carrie se révèlent quant à eux comme des êtres humains complexes au contact de l’agent double qu’ils cherchent à démasquer et / ou à retourner.
Parmi les différences structurelles entre ces œuvres, il est ensuite frappant de constater que seul Homeland propose d’entrer également dans la « tête » de l’ennemi, d’adopter son point de vue au lieu de l’observer de loin. Cette série donne autant d’importance à la trajectoire de l’agent double Nicholas Brody qu’à Carrie Mathison, l’agent de la CIA qui cherche à le cerner. Et c’est par un tel exercice que peut commencer une thérapie sur le rapport de soi à ce qui est perçu comme une menace. Kathryn Bigelow, James Marsh et Tomas Alfredson dans leurs réalisations respectives font de l’agent ennemi une figure à peine incarnée. En effet, l’ennemi est soit la figure parfaite du terrorisme à abattre à tout prix (Oussama Ben Laden dans Zero Dark Thirty), soit une figure de terroriste interchangeable avec d’autres (Colette McVeigh de l’IRA qui dans Shadow Dancer pourrait tout aussi bien être séparatiste basque ou membre de l’AQMI), soit une figure du rival absolu (l’agent double de La Taupe s’avérant être non seulement un agent du bloc communiste en pleine guerre froide mais également celui qui brisa le mariage de l’enquêteur du MI5 Smiley). Dans ce réseau, seuls Howard Gordon et Alex Gansa avec Homeland ont choisi de représenter un agent ennemi sous les traits d’un individu véritablement singulier (Nicholas Brody) et qui résiste en permanence à sa réduction dans une figure positive (le héros de guerre américain retenu prisonnier en Irak pendant huit ans), ou à l’opposé négative (le fils de la nation qui trahit sa famille et sa patrie). Etre au plus près des émotions et des contradictions de Brody en fait autre chose qu’une figure utile au citoyen américain pour conforter sa position habituelle et son rapport au monde. En permettant au spectateur d’accompagner Brody lui aussi dans sa trajectoire sinueuse, les auteurs de la série ouvrent ainsi une véritable thérapie où les valeurs culturelles américaines sont interrogées sans simplisme. Ils égratignent le manichéisme de surface, et il devient moins évident que la famille WASP et la foi chrétienne constituent les fondements de référence pour le citoyen américain.
Dans cet ensemble d’œuvres cinématographiques, la singularité de Homeland ne réside donc pas dans le fait que l’agent de la CIA et le terroriste potentiel se côtoient. Elle tient plutôt au fait que leurs deux trajectoires sont traitées au même titre. Et que leur proximité les transforme tous les deux sans en détruire aucun. Ce qui n’est pas le cas dans les autres œuvres. Oussama Ben Laden ne survivra pas à l’assaut final. Une fois démasqué, l’agent double de La Taupe sera éliminé car devenu trop encombrant pour toutes les parties. Et une fois tombé amoureux de Colette, l’agent du MI5 dans Shadow Dancer se sortira ainsi lui-même du double jeu que la situation lui impose pourtant. C’est que ni Maya, ni Smiley ni Mac n’ont à offrir ce que Carrie Mathison possède pour comprendre l’ennemi et maintenir un équilibre avec lui. C’est grâce à sa maladie, sa bipolarité que Carrie est attirée par Brody et lui résiste tout en étant en empathie avec lui. C’est la dualité de l’agent (patriote) qui lui permet de comprendre et d’accompagner l’agent double (terroriste). S’il y a bien une thérapie culturelle dans les deux premières saisons de Homeland et qu’on ne trouve pas tout à fait dans Shadow Dancer, La Taupe et encore moins dans Zero Dark Thirty, elle tient à ça. Pour ne plus enfermer l’ennemi désigné dans une figure parfaite à détruire à tout prix, la première étape consiste à reconnaître comme Carrie le fait ses propres lignes de faille, à accepter l’idée qu’une nation porte en soi sa propre menace, qu’elle génère son ennemi en figeant ses valeurs.bub
Jacques Danvin
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Homeland (saisons 1 & 2) de Howard Gordon et Alex Gansa (Etats-Unis)
Diffusion TV : 2012-2013
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Shadow Dancer de James Marsh (Irlande, Royaume-Uni, France ; 1h42)
Date de sortie : 6 février 2013
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La Taupe de Thomas Alfredson (France, Royaume-Uni, Allemagne ; 2h07)
Date de sortie : 8 février 2012
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Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow (Etats-Unis ; 2h29)
Date de sortie : 23 janvier 2013
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