Fin février s’est tenue la 23e édition du Fespaco, le Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou. Deux films, récemment évoqués, ont été récompensés : Aujourd’hui (Tey) d’Alain Gomis (Etalon d’or) et La Pirogue de Moussa Touré (Etalon de bronze), tous deux sénégalais. Le prétexte est idéal pour s’étendre un peu plus sur des cinématographies souvent invisibles, celles issues du continent africain, et en particulier sur un long-métrage aussi influent qu’oublié, aussi mythique qu’isolé : Touki Bouki. Film sénégalais lui aussi, film d’un autre âge, au pouvoir de fascination contagieux, film fulgurant – et en cela assez loin des récompensés d’aujourd’hui.
Le premier long-métrage de Djibril Diop Mambety est une étoile filante. Détaché du modèle linéaire, pédagogique et socialement engagé de Sembene Ousmane, le « père du cinéma africain », le film concentre en lui toutes les résistances face à une catégorisation trop hâtive. Quelle catégorisation ? Comme le souligne le critique Olivier Barlet, l’expression de « cinéma africain » ne tient compte ni de la diversité des cultures qu’il envisage, ni de l’absence d’industries de cinéma locales, qui pourraient argumenter une telle dénomination. A partir de là, parler de « cinéma africain » pour un film revient souvent à l’enfermer dans une différence aux codes savamment définis. La plupart des films tournés sur le continent semblent en effet répondre à des critères précis, où l’exotisme, le paternalisme, le chantage à la documentation des drames figent les cinéastes dans des rôles de représentation de la misère. Cette situation est explicable aussi bien par le déficit de visibilité des cinéastes africains que par le mode de production de leurs films, souvent financés de l’extérieur, et en premier lieu, de France. A ce titre, la complaisance des sélections officielles des festivals pour des visions humanitaires ou spectaculaires de l’Afrique, est décourageante. Le Fespaco, financé par l’Agence internationale de la francophonie, le Programme des nations unies pour le développement et l’Union européenne, ne semble aujourd’hui plus qu’une vitrine d’un cinéma sous tutelle, ce qui fit dire en 2011 à Mahamat-Saleh Haroun : « Il me semble qu’on ne pense plus le cinéma ici, et si on ne pense pas notre cinéma, il est difficile de le porter quelque part et d’échapper au ghetto dans lequel nous sommes enfermés ». Et le cinéaste tchadien d’évoquer « une sorte de Titanic où l’on s’autocongratule dans la médiocrité ». En 2013, si le film d’Alain Gomis porte un parti-pris formel louable, celui de Moussa Toure semble en revanche symptomatique de cette ghettoïsation.
Contre l’attente occidentale d’une documentation du « drame africain », face aux codes esthétiques audiovisuels dominants, la vertu de Touki Bouki est de tirer de sa propre colère et de sa propre vision du monde, une énergie qui contamine l’écriture cinématographique. Djibril Diop Mambety filme l’errance de Mory et Anta, un jeune couple qui cherche, à droite et à gauche, de l’argent pour se rendre en France en bateau. C’est une errance géographique, sur une moto japonaise affublée d’une croix dogon et de cornes de zébu, une errance onirique, de l’enfance de Mory, quand il était vacher, à ses rêves parodiques de cortège présidentiel. Personne n’y parle à la place de ces deux amoureux, le réalisateur choisissant de respecter leur opacité jusqu’au bout et jusqu’à la décision de Mory de finalement rester là où il a grandi. Morcellement du montage, crudité des ellipses et du sang des zébus qui coule, juxtaposition d’images fulgurantes, comme cette main d’Anta serrée sur la croix dogon lorsqu’elle fait l’amour avec Mory : rien dans le film ne semble subordonné à une loi extérieure, ni l’ordre des séquences, ni celui de la narration. Comme le souligne Olivier Barlet, Mambety remplace l’identification habituelle par un jeu de pistes, développant ainsi une « esthétique de l’incertitude ». C’est selon cette incertitude, première des marques du réel, que le cinéaste, à la manière d’un écrivain surréaliste, filme : « Je crois à la vertu du vent, je crois au commandement du vent. Je sais attendre le vent parce que j’aime le vent, parce que j’écoute le vent. Je suis ouvert au vent ».bub
Marc Urumi
bub
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Touki Bouki de Djibril Diop Mambety (Sénégal ; 1h35)
Date de sortie : 1973