VINGT MILLE LIEUES SOUS LES MERS
richard fleischer

DeterreQuand le réalisateur américain Richard Fleischer est désigné pour diriger le tournage de Vingt Mille Lieues sous les Mers, c’est essentiellement pour son expertise technique, en raison de la qualité de son travail sur de précédents films (Arena, 1953). Cette compétence permet une captation notamment en CinemaScope, une première pour un studio en quête d’un premier grand succès en prises de vues réelles. Hormis cette exigence purement fonctionnelle, l’essentiel du film émane de la volonté de Walt Disney lui-même. Fleischer ne participera d’ailleurs pas à proprement parler à l’écriture du script et s’attachera donc uniquement aux questions de mise en œuvre. Donc voici un roman de science-fiction d’un des plus grands auteurs français, datant de l’époque de la révolution industrielle – époque où se forme en Europe de manière concomitante une classe ouvrière et où l’Humanité se met à envisager un futur rendu radieux par le progrès technique – porté à l’écran par un des plus grands studios Américains, une petite dizaine d’années après une guerre Mondiale et surtout deux bombes atomiques.

L’ingénieur est un archétype des romans de Jules Verne, il combine à la fois le sens pratique et la raison. Ajoutons à cela une position sociale qui le rend sympathique au lecteur (qui n’est donc pas ouvrier, on l’aura compris) de l’époque : ses bonnes manières et des valeurs directement héritées de la chevalerie. Sa neutralité sur le plan sentimental l’ancre d’ailleurs dans les stéréotypes de genre, qui fait de lui un idéal masculin, maîtrisant la technologie et reléguant les femmes au second plan, pour soigner à minima et aimer le cas échéant. Ceci est d’ailleurs si bien rentré dans les usages qu’aujourd’hui encore, les petites filles ont toujours tendance à dévaluer leurs capacités face aux mathématiques et les filières techniques souffrent d’un déséquilibre numéraire entre garçons et filles. C’est le comble dans le film de Walt Disney, où les seuls personnages féminins visibles à l’écran sont des prostituées accrochées aux bras de Ned (Kirk Douglas), le harponneur, au début. Ces deux petits plans n’étaient pas prévus et furent ajoutés sur la suggestion de Douglas lui-même.

Le chevalier – ingénieur, l’océanographe français Pierre Aronnax (Paul Lukas), demeure le personnage central du film, entouré par deux personnages forts et charismatiques : Ned (l’homme du peuple) et le capitaine Nemo (James Mason). Un quatrième homme vient faire la navette entre chacun, il s’agit de Conseil (Peter Lorre, connu pour sa trogne et sa prestation dans M le Maudit). Sa position de serviteur est très représentative de sa classe : c’est-à-dire ouvrière mais isolée dans le monde des dominants, ce qui en fait un homme versatile, tantôt du côté de son maître, tantôt du harponneur. En tant que narrateur, Aronnax garde une neutralité affligeante, prenant mollement parti face à la monstruosité de Nemo. C’est comme si son génie technologique pouvait quelque part atténuer la violence de ses actes. Érigé au rang de classique, oscarisé, Vingt Mille Lieues sous les Mers sombre aujourd’hui inexorablement dans l’oubli, comme le Nautilus. L’explication donnée en premier lieu serait le kitsch des décors, mais n’est-ce pas le cas de tous les films de cette génération ? Et si la cause se situait plutôt vers le processus d’identification du narrateur qui ne fonctionne plus du tout ? Car c’est en réalité l’archétype du scientifique qui est kitsch, avec sa confiance dans la civilisation, sa fascination pour le progrès technique, le monde auquel il croit… Tout cela a fait long feu.

Le Nautilus est propulsé par – encore une prophétie de Jules Verne – une énergie qui rappelle grandement le feu nucléaire. Le roman et le film disent en substance que lorsque l’Humanité sera prête, alors elle pourra accéder à cette connaissance. Nemo se fait héraut de la colère divine et se sacrifie pour protéger son secret. Neuf ans auparavant, l’armée américaine lançait deux bombes H sur Hiroshima et Nagasaki. Si l’Amérique détient le feu nucléaire, c’est donc qu’elle serait à présent digne de sa découverte. C’est d’ailleurs l’affaire de personnes raisonnables et humanistes… comme Aronnax. Revoir l’œuvre de nos jours met le spectateur face à un constat : ce sont les deux figures – conflictuelles – encadrant le scientifique qui en disent le plus. D’un côté, Ned, présenté comme un cabotin un peu écervelé, avec sa culture populaire et son jugement à l’emporte-pièce, révèle la base de Nemo et précipite l’anéantissement de son secret. Malgré cet acte terrible, il a prêté main forte en bien des occasions et il a bon fond (d’ailleurs la scène finale voit les trois rescapés réunis et rabibochés, ce qui n’est pas sans rappeler le final de Metropolis de Fritz Lang, dans laquelle les ouvriers et les puissants finissaient par s’unir pour le meilleur d’une utopie… fasciste). De l’autre, le capitaine Nemo rejette la société, dénonce le bagne et les guerres entre puissants, tutoie Dieu par sa découverte prométhéenne… en bref c’est une sorte d’anarchiste. Il est nécessaire de se remettre dans le contexte d’une époque, le XIXème siècle, où les attentats en milieu urbain se multiplient, suscitant une certaine sympathie de la population. Nemo est de fait la figure – populaire – du mal qui terrorise la bourgeoisie du temps de Verne, et c’est pourquoi il faut le détruire par la raison. Qui est-il pour Disney ? Avec son équipage en uniforme dont les membres ne peuvent être distingués, n’ont pas de personnalité propre et sont fanatisés par une sorte de culte du chef, le capitaine ne colle pas avec la figure du pirate assoiffé de liberté. Peut-être que la réponse se situe à l’Est, alors que le monde se polarise entre deux blocs. Nemo soviétique ? Le sous-texte est léger mais paraît crédible.

Pourquoi donc se lancer dans l’adaptation d’un roman dont la trame – Jules Verne nous le donne à lire comme un journal de bord – est une succession d’aventures et d’anecdotes ? Le travail de synthèse a en effet été important pour que le film se resserre autour d’un scénario plus cinématographique. Disney l’utilise pour s’adresser au public des années 50 : blanc, masculin et éduqué. Son message est le suivant : les petits garçons doivent continuer à s’intéresser à la science, la technologie est une affaire de personnes sensées, le peuple ignore ce qui est réellement bon pour lui mais son bras est toujours secourable. Pour autant, les décors et l’univers créé pour les besoins du film – dits kitsch – demeurent au contraire remarquables et ont marqué tout un pan de la pop culture, en posant les bases graphiques de ce qu’on appellera plus tard le Steampunk. Comme souvent à Hollywood, émerveillement et impérialisme se côtoient…

François Armand

2h 07min | 23 décembre 1954 (U.S.) | Etats-Unis

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