VP RECORDS
down in jamaica

Paix, amour et weed… De manière simpliste, voici ce qu’évoquerait en premier lieu le reggae dans les dîners en ville. Cela pourrait en effet se résumer à l’image d’un adolescent, les yeux rougis (par la fatigue ?), arborant locks douteux et sweat à l’effigie de Bob ou d’une certaine plante à cinq feuilles, tenant compagnie à un radiateur au fond d’une salle de classe. Ce serait évidemment une erreur grossière, essentiellement basée sur des clichés construits entre-autres sur l’image pop de Marley (elle-même oublieuse de l’histoire et de la personnalité de l’homme) et – peut-être – sur une appropriation plutôt naïve de cette culture par les groupes hexagonaux.

Lorsqu’un label important comme VP Records revient sur quarante ans de reggae, ces clichés volent en éclat en quelques secondes. Fondé par un couple de Jamaïcains, institution installée à New-York, VP a fait le pont dans son histoire entre le reggae, alors porté par les superstars (Jimmy Cliff, Alpha Blondy…) à la fin des années 80, et ses déclinaisons alors naissantes, telles que le dancehall ou le ragga. Ce que révèle une écoute des 94 titres qui composent la compilation Down in Jamaica (qui tire son nom d’un single de Red Fox & Naturalee, très représentatif justement d’un reggae agrégeant d’autres styles, comme le hip-hop), c’est avant tout la diversité des morceaux proposés. Cela s’entend naturellement, étant donné l’évolution des styles sur plusieurs décennies, d’autant que le label a toujours cherché à s’ouvrir aux influences extérieures, comme le rap ou le RnB américain, mais aussi de la musique des Caraïbes ou encore de l’afro-beat. Au-delà de cette richesse purement musicale, la complexité des courants qui traversent la culture reggae étonnent et dénotent d’une réalité souvent très dure.

Pourtant, en premier lieu, un dénominateur commun apparaît de manière frappante : c’est la connotation profondément religieuse, véritablement sacrée, de cette musique, et ce quelle que soit sa forme, parfois si proche du gospel, souvent sous des apparats dansants ou léger, cachant un sens plus lourd qu’il n’y parait. La plupart des artistes sont rastafariens, issus d’une communauté religieuse avec son messie (Hailé Sélassié 1er, empereur d’Ethiopie, connu notamment pour son discours à la Société des Nations en 1936) et ses dogmes propres. Cette secte pourrait très bien être comprise comme l’affirmation d’une identité face à la religion de l’oppresseur. Il est à noter que ceux qui connaissent une révélation chrétienne, le fameux « Born Again » (titre d’un morceau de Mikey Spice présent dans la compilation), comme Lady Saw ou Ninjaman par exemple, finissent par abandonner leur style. Jah est donc sans cesse loué et c’est souvent indissociable de cette musique, à différents degrés puisque la portée politique ou idéologique sous-jacente varie beaucoup.

Ce que révèlent les trajectoires personnelles de nombreux interprètes présents dans le coffret, c’est peut-être l’étendue des ambiguïtés, se traduisant dans un important spectre de nuances musicales. Mais en fait, il s’agit de conflits habituels qui peuvent agiter n’importe quelle communauté religieuse, entre radicalité et prélèvement sélectif dans les textes sacrés. Ainsi un même label peut accueillir en son sein des rastas (Terry Linen, la fratrie Morgan Heritage) chantant que la manifestation la plus évidente de Jah est l’amour et que celui-ci forme une matrice entre tous les êtres vivants, des stars comme Capleton, reprenant le discours ci-dessus et remplaçant « love » par « fire » – ce qui donne une coloration beaucoup plus intransigeante et agressive au discours – ou encore des « rude boys » comme Bounty Killer ou Elephant Man, des enfants des rues de Kingston, revendiquant à la fois violence, usage d’armes à feu, machisme et homophobie. On retrouve par exemple le morceau « Murder Dem » de Ninjaman, publié vingt ans avant que son interprète soit condamné à perpétuité pour… meurtre.

Avant de se boucher le nez, il parait nécessaire de rappeler un contexte politique et historique très défavorable en Jamaïque. L’apprentissage de la musique (et bien souvent de la vie) s’y fait soit à l’église, soit dans les sound systems. Quoiqu’il en soit il s’agit pour des gamins de tâtonner entre des valeurs difficiles à questionner pour eux (les gangs avec le culte des armes à feu d’un côté, la religion et le rejet de l’homosexualité de l’autre) au sein du ghetto. Car c’est bien ça, la grande ambiguïté du reggae finalement : une culture issue d’un milieu d’une pauvreté effarante distribuée internationalement. Ainsi le dancehall, avec ses armes et ses muscles, essaimera partout, des favelas de Rio (avec l’essor du funk dans les années 2000) jusqu’aux abords de Paris (Lord Kossity en est un exemple fameux). Ainsi il est facile de fustiger la violence contenue par une partie de cette scène avec notre prisme bien-pensant et occidental. Il est légitime de s’offusquer (Capleton a d’ailleurs dû annuler des concerts, notamment au Royaume-Uni et en France pour ses propos homophobes), mais il faut bien comprendre que ce n’est que le résultat d’une histoire dans laquelle les colons – par extension plutôt Blanc, aisé, capitaliste –  représentent la cause de tous les maux : entre les tribus indiennes « natives » dévastées par l’arrivée des Espagnols, l’endoctrinement religieux par les jésuites, le déplacement forcé de milliers d’esclaves orchestré par les Anglais dont descendent pour la plupart les Jamaïcains, ou encore une indépendance obtenue en 1962 laissant le pays seul face à des gangs instrumentalisés par un pouvoir politique corrompu… C’est ainsi qu’une île paradisiaque devient un enfer, balayé par la civilisation et le capitalisme (la Jamaïque est d’ailleurs ironiquement un pavillon de complaisance pour des compagnies dénuées de scrupules), une société déchirée entre un désir d’émancipation et des croyances archaïques. Dès lors, bien sûr que le machisme, l’apologie de la violence ou l’homophobie sont condamnables, mais il convient de les traiter comme symptômes d’une société rendue malade par une totale absence de projet post-colonial.

Passé ce nécessaire recul, la puissance évocatrice du son peut s’exprimer librement, parfois simple et essentielle, parfois avec des productions laissant une large place aux machines, souvent profond ou embrumé, récemment un peu plus futile… L’anthologie révèle l’immense patrimoine musical d’une petite île perdue en mer des Caraïbes, témoignant de ses blessures debout, campée fièrement.

François Armand

VP Records / down in jamaica  (Etats-Unis | 25 octobre 2019)

 

 

 

 

 

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