En affaires militaires comme en sport, la défaite – qu’elle soit héroïque ou piteuse – est inscrite dans notre patrimoine, comme une sorte de spécificité gauloise remontant à Alésia. Si le sujet prête à rire pour ce qui est de la compétition sportive, elle se révèle dramatique lorsqu’elle concerne dix-mille vies humaines. Parmi les nombreux échecs que compte l’histoire militaire française, Diên Biên Phú est remarquable par bien des aspects et s’inscrit totalement dans cette tradition. Alamo réalisé par John Wayne en 1960, relate un épisode fondateur chez les Américains, une défaite héroïque rappelant toute la noblesse d’une poignée d’hommes contre la nuée Mexicaine. Diên Biên Phú aurait pu être son équivalent français, mais ce serait faire abstraction d’un contexte bien plus compliqué. Bataille perdue, entre-autres, pour un concours de causes extérieures (arrogance des experts de l’état-major, postures politiques et diplomatiques déconnectées…), et dont le souvenir est enfoui dans l’inconscient collectif Français comme une lointaine relique, maudite, une sorte de mauvaise conscience, héritée du temps des colonies.
En 1992, Pierre Schoendoerffer entreprend de reconstituer cette tragédie pour le cinéma. Qui d’autre que lui pour faire ce tableau ? Lui, qui, à l’instar d’un Samuel Fuller pendant la seconde guerre mondiale côté Américain, en fut un témoin direct. Parachuté en tant que cameraman pour le service cinématographique des armés sur le site de la bataille, il fut fait prisonnier par les Viêt-Minhs (Schoendoerffer se représente d’ailleurs dans le film sous les traits de son propre fils). Comme Fuller dans The Big red one (Au-delà de la Gloire), son geste cinématographique dépasse le simple témoignage. Le Français multiplie les points de vue grâce à une galerie de personnages : les observateurs civils, bien souvent cyniques ou fatalistes (le journaliste Américain, le rédacteur en chef vietnamien, le bookmaker Chinois…) et les soldats, personnages inspirés de ceux qui furent ses compagnons, comme rendus à la vie pour une ultime interview. Le cinéaste prend incontestablement le pas sur le documentariste.
S’il exprime une pensée volontiers militariste à travers sa caméra, Schoendoerffer trouve une distance surprenante avec la guerre, ne cédant rien au sensationnalisme, cette forme de barbarie complaisante qu’il est fréquent de retrouver dans les films de guerre, surtout les plus moralisateurs. Quelques années plus tard Il faut sauver le soldat Ryan, ouvrira une voie dans le genre, notamment en cédant au spectaculaire et au gore sous couvert de réalisme. L’irruption du cinéma d’horreur dans le traitement d’un épisode historique brouille les pistes entre pur divertissement et devoir de mémoire, rendant quelque peu hypocrite le discours moralisateur (sacrifice d’un groupe d’hommes pour sauver un enfant anonyme de la mère patrie) du film. Aux tripes répandues en gros plan ou aux crânes éclatés en 35 mm, Schoendoerffer préfère la contemplation des collines submergées sous le feu de l’artillerie, les lucioles (nom donné aux fusées éclairantes) dévoilant les limbes dévastées, les balles traçantes dans la nuit, les fosses remplies de cadavres, les infirmeries débordées… Le réalisateur sait bien qu’il est inutile de zoomer sur l’horreur pour l’évoquer ; en revanche, il ne se prive pas de confesser une certaine fascination pour le spectacle de la guerre à travers des plans magnifiques. Ainsi deux axes forts émergent, peut-être de manière paradoxale, de la représentation de la bataille : d’une part la volonté incontestable de rétablir avec pudeur la mémoire des soldats dans leur dignité, et d’autre part de fasciner le spectateur, en le piégeant dans cet enfer par la contemplation de plans esthétiques autant que terribles.
Que voit-on parmi les soldats ? Les restes de l’empire colonial français, entre les officiers héritiers d’une tradition aristocratique dépassée, les jeunes paras issues de classes populaires, les légionnaires étrangers au passé plus ou moins lourd, les engagés Africains défendant des couleurs qui ne sont pas les leurs et les incorporés locaux impossibles à cerner. Cet instantané pourrait évoquer les publicités d’une marque italienne de vêtements et semble aujourd’hui terriblement dépassé quand chaque jour l’actualité montre un peuple Français fragmenté. Dans le bourbier détrempé par les pluies de la mousson, Schoendoerffer rappelle l’utopie de l’armée, celle d’une véritable fraternité, unie autour d’un idéal.
Et c’est justement cet idéal qui pose problème. Et bien sûr, le discours du cinéaste se fait alors terriblement ambiguë. Le film s’ouvre sur le décor du théâtre dans lequel aura lieu le concert. Il s’agit d’une représentation coloniale – plutôt naïve – autour du tableau La Liberté guidant le Peuple. La naïveté de cette représentation illustrant un concert virtuose de musique classique interroge sur le regard ironique – ou pas – de l’auteur. Comment ne pas voir d’ailleurs dans le personnage de la violoniste une allégorie de la France elle-même ? La Nation et ses Lumières se battent donc pour l’intérêt du Tonkin. Certes, la culture française est formidable, mais croire au caractère bénéfique de la colonisation par un pays fort d’une littérature – si extraordinaire soit-elle – relève d’un aveuglement et d’une arrogance exceptionnelle. Est-ce le fond de la pensée du réalisateur ou la représentation des opinions d’alors ? Au moins depuis la publication du roman de Duras Un barrage contre le Pacifique en 1950 (quatre ans avant la bataille donc), la posture de l’administration française colonisatrice est en partie révélée et indéfendable. De même, lorsqu’un officier d’origine vietnamienne demande à sa hiérarchie d’exécuter certains de ses camarades pour lâcheté devant l’ennemi, le réalisateur cherche-t-il à nous faire accepter l’inacceptable ? Comment reprocher à ces soldats Indochinois leur refus de participer à un combat contre leurs propres compatriotes ?
Malgré l’accumulation des errements de l’état-major et les blessures subies, la résistance dans des conditions dantesques que proposeront les Français parviendra à repousser les Viet-Minhs pendant de longs mois. L’idéal défendu n’est donc pas la quatrième République, mais bien celui d’une armée humiliée cherchant dans l’héroïsme un honneur perdu. Défaite en 1870, embourbée dans les tranchées de Verdun en 14, balayée en 39, l’armée de métier doit alors se réclamer d’une tradition chevaleresque, dont ses officiers catholiques sont issus. Le sujet de Schoendoerffer est celui d’un honneur de pacotille, mis en exergue lorsqu’il est juxtaposé avec le cynisme personnifié par le bookmaker Chinois, prenant les paris sur les chances Françaises.
Les positions militaristes du cinéaste sont bien connues, toutefois il démontre avec son film une vraie délicatesse dans sa volonté d’exprimer un point de vue dont les civils sont souvent bien éloignés. En cela, il réussi à émouvoir dans cette formidable et dramatique fresque, avec un regard empreint de pudeur. Réaliser ce film avec le concours des armées française et vietnamienne dénote une volonté de réconciliation (d’ailleurs exprimée à la conclusion du film) d’une part, et d’assumer une histoire dont l’acceptation semble encore être empêchée encore aujourd’hui.
François Armand
2h 20min | 4 mars 1992 | France