ENOLA HOLMES
Harry Bradbeer

DuelDans un contexte favorisant forcément les grandes plateformes, la sœur du plus célèbre des détectives a débarqué sur l’une d’entre-elles dans un nouveau long-métrage, jugé aussi bien comme une réussite qu’au contraire un ratage par la critique. Daniel, auteur de la chaine Sher-UN-Locked et spécialiste de Sherlock Holmes, et François A. en profitent donc pour débattre de ce Enola Holmes. Duel victorien au programme !

François Armand : Une première question Daniel : en tant que fin connaisseur quels sont selon toi les ingrédients essentiels pour une adaptation réussie de l’univers de Sherlock Holmes ?

Daniel Henocq : Cette fois-ci, le film n’est pas réellement une adaptation de Sherlock Holmes mais d’un personnage tiers (on pourrait presque dire un spin off) puisqu’il s’agit de sa sœur cadette Enola qui n’appartient pas aux aventures du Canon (le Canon ce sont les soixante aventures de Sherlock Holmes écrites par Arthur Conan Doyle). Donc il y a toute liberté de la part du réalisateur et du scénariste pour développer leur histoire. Mais revenons aux adaptations de Sherlock Holmes au cinéma ou en série TV : même si celles-ci sont trop peu nombreuses à être fidèles au personnage et aux nouvelles, on peut citer tout de même en TV la série Granada avec Jeremy Brett et au cinéma, les adaptations avec Eille Norwood dans les films muets entre 1920 et 1923 ; quarante-sept films en tout. Mais le plus important dans une adaptation réussie, c’est de garder l’esprit de Holmes et des enquêtes, et là on peut citer la série Sherlock de la BBC et La vie privée de Sherlock Holmes de Billy Wilder. Donc, pas de formule magique.

F.A. : J’ai l’impression que par le biais de cette production, il y a une volonté à la fois de se raccrocher à un personnage dont on ne compte plus les apparitions à l’écran (petit ou grand), tout en apportant un renouveau avec cette fameuse sœur cadette. J’ai eu l’impression qu’on essayait de recréer une mythologie un peu factice (et d’ailleurs les décors le sont aussi parfois, notamment en images de synthèse) en essayant d’introduire ce double féminin. Pourtant Sherlock a pour moi toujours cette image de célibataire endurci, peut-être un peu misogyne…

D.H. : Concernant le personnage de Sherlock Holmes, c’est exact, plus qu’un célibataire endurci, on pourrait presque parler d’une forme d’autisme tant il peut se refermer sur lui-même parfois. Misogyne, je ne crois pas car il est vraiment dévoré par une passion concernant Irène Adler, même si c’est plus intellectuel que physique ; mais il ne hait pas les femmes. Tout le contraire de Watson qui est un vrai coureur de jupons. Mais encore une fois, le film est centré sur Enola et pas sur Sherlock ou Mycroft. Je crois que la force de Enola Holmes c’est justement de remettre dans un contexte féminin un personnage que l’on pourrait croire uniquement crédible dans une version masculine : l’intellect, l’humour, les déguisements, savoir se battre, faire preuve de raisonnement. Le film montre que tout ça fonctionne à merveille avec Millie Bobby Brown. Et pour détruire un peu le mythe, les versions féminines de Sherlock Holmes sont présentes dans le cinéma dès les années 1930. Donc, rien de nouveau en fait Quant au côté factice, n’oublions pas que la création d’Arthur Conan Doyle est une pure fiction. Même si avec la publication des aventures dans le Strand Magazine, les gens ont cru que Sherlock Holmes existait vraiment !

F.A. : Il s’agit en effet d’une liberté prise par rapport à l’œuvre fictionnelle. Et l’actrice, déjà marquante dans Stanger Things, est tout à fait à l’aise dans son rôle. Je m’interroge seulement sur la place qu’un personnage comme Enola aurait pu avoir dans la société Victorienne. De la même manière, j’évoquais le décor un peu plus haut, Londres paraît étrangement enjolivé, pour une fois débarrassée de son fog ; très propre, même dans ses quartiers les plus mal famés.

D.H. : C’est le paradoxe de la société victorienne, car d’après les éléments du film, on doit être en 1890, même s’il doit y avoir une coquille sur l’année de naissance d’Enola dans le générique (à force d’étudier Holmes on devient exigeant comme lui sur les petits détails !). Mais revenons-en à l’époque. Oui, paradoxe, puisque celle qui dirige une grande partie de la planète – l’empire britannique – est une femme, la reine Victoria. Et cette époque est loin de mettre la femme en valeur dans tous les secteurs de la société, bien que l’on puisse citer des exceptions comme Florence Nightingale dans le domaine médical et encore plus les sœurs Pankhurst sur le mouvement des suffragettes auxquelles fait référence le personnage Eudoria Holmes. Les études universitaires ne sont pas interdites aux femmes mais tellement raillées par les hommes que peu choisissent de faire des études. L’image du pensionnat avec Enola reflète la réalité de l’époque : sois une bonne épouse et tais-toi ! Si l’on parle de la classe ouvrière, c’est encore pire, ce ne sont que les emplois sous qualifiés auxquels elles ont droit. Concernant Londres, le film utilise un mixte de lieux réels (car beaucoup de monuments de l’époque victorienne sont toujours là) et les reconstitutions en images de synthèse fonctionnent bien. Le fog c’est effectivement une des caractéristiques de Londres, ce mélange de fumée de charbon (utilisé dans l’industrie et chez les particuliers) et de brouillard rend l’atmosphère difficile à respirer. Quant aux quartiers comme l’East End, même les photos d’époque sont terribles à regarder. Si on en revient à Enola (la famille Holmes sans faire partie de la classe aristocratique ne manque pas d’argent), elle pourrait théoriquement faire des études. Mais ce que montre le film, c’est que les frères Holmes, éduqués par leur père, sont des purs produits de l’époque victorienne, alors que l’éducation d’Enola par sa mère s’inscrit dans le progrès et l’avenir. Pour en finir avec les reconstitutions de Londres, si on cherche une vision plus fidèle, il vaut mieux se tourner vers les adaptations de Charles Dickens que celles de Sherlock Holmes.

F.A. : Alors attention je ne cherche pas particulièrement quelque-chose de plus fidèle ! Ce Enola est résolument pop dans ce qui paraît être une vision fantasmée, un Londres de pacotille. Il me semble qu’il y a une confusion aussi sur le mouvement des suffragettes, encore en devenir à ce moment-là. Il faut rappeler, il me semble, que le droit de vote des femmes fut obtenu par la politique, et qu’il n’y eu pas de lutte armée comme ce fut le cas chez les anarchistes, notamment à Paris, dans cette période. Mais passons, c’est un détail. De manière plus générale, la question qui semble se poser est : ce film en est-il vraiment un ? Je ne sais pas si c’est le fait qu’Enola soit distribué sur une grande plateforme, mais la frontière a tendance à être gommée entre le film de cinéma, le téléfilm et l’épisode de série. Enola Holmes repose beaucoup sur les personnages, la réalisation me paraît plate et il y a des problèmes de rythme. Il y a donc une confusion sur la forme (contenu télévisuel ou pas) et ça me semble être (malheureusement) une tendance… 

D.H. : Je dirais que tous les goûts sont dans la nature ! C’est le principe même d’une création artistique : provoquer des réactions, quelle que soit la nature de l’œuvre, peinture, livre, comics, manga, BD, série TV, film et bien d’autres. Quels sont les critères qui définissent « une réalisation plate », qu’est-ce que le rythme d’un film, d’une séquence ? Comme dans toutes œuvres artistiques, il y a l’académique et… les émotions, les sensations, l’imaginaire, deux mondes en totale opposition. Qui détient la vérité ? Impossible à dire. Là où je vois un film rempli de références à Sherlock Holmes, bien des spectateurs n’y verront rien. Je pense qu’une certaine partie des gens qui ont vu le film ont comme référence la série Sherlock de la BBC. Sherlock Holmes est le personnage de fiction le plus adapté au cinéma et à la télévision (sans oublier le théâtre, les pièces radiophoniques), soit plus de mille adaptations. C’est énorme. Donc, choisir une série de quatre saisons de douze épisodes comme référence c’est mettre à la poubelle tout le reste des adaptations. Je pense que la vision des critiques du film Enola Holmes est à l’image de la famille Holmes dans le film : d’un côté Sherlock et Mycroft qui, de par leur éducation, sont enfermés dans un classicisme des plus exigeants, alors qu’Eudoria et Enola représentent le progrès et l’avenir. Aujourd’hui nous en sommes là avec Netflix, qui, de plus en plus donne de grands coups de pied dans le monde du cinéma. La révolution est en marche et personne ne peut dire aujourd’hui ce qu’il en adviendra.

F.A. : Je ne pense pas qu’on puisse dire que tout se vaut. Indéniablement Netflix fait bouger les lignes, mais l’absence de ligne éditoriale claire, la volonté constante de ne froisser personne (surtout aux US) et le fait de tout mettre sur le même plan, tout cela conduit à une sorte de standardisation, à un formatage insipide des productions télévisuelles (ou cinématographiques ?). Enola Holmes ressemble (trop) clairement à un produit d’appel, une sorte d’échantillon test pour démarrer une série peut-être… Inutile pour cela de travailler avec un auteur, il suffit d’appliquer des recettes bien connues. Le quatrième mur est brisé ? Le procédé fit le succès d’House of Cards par exemple, où l’enjeu était alors de créer une connivence avec un personnage parfaitement cynique (et ainsi de tester les limites du spectateur). Ici, il n’apporte rien sinon rajouter des lignes de script à une actrice en vue. Un discours féministe et progressiste est défendu par le film ? A travers le personnage d’Eudoria, on comprend que la portée militante est à relativiser, car c’est bel et bien une terroriste (ce qui est historiquement plus que discutable) et une mère qui abandonne sa fille. Bref, un téléfilm peut aborder bien des thèmes avec plus ou moins de justesse (et nombreux sont les auteurs qui firent leurs premières armes à la BBC notamment), c’est toutefois un produit qui n’attend pas de son spectateur une attention constante. Pour le cinéma c’est différent. Son but est différent. Pendant la durée d’une projection sur grand écran, il n’y a que l’image et l’œil du spectateur. Donc oui, au cinéma, l’exigence de rythme, de narration, d’intrigue doit être plus forte, et ce n’est pas le cas ici. Renouveler un univers dont le succès reste constant depuis plus d’un siècle à travers un personnage féminin porté par l’air du temps avec un dosage action/humour de bon aloi témoignerait plutôt d’un certain opportunisme.

D.H. : Un argument qui tiendrait la route si effectivement on avait avec Enola Holmes une production Netflix. Mais là encore, c’est une production Legendary Pictures dont Netflix vient de racheter les droits de production et de distribution, donc un film prévu pour une salle de cinéma et non pour une diffusion TV, bref une production cinématographique digne de ce nom. Pour rappel, le film Battlestar Galactica sorti en 1978 sur les écrans de cinéma (le pilote de la série) a montré bien plus de qualités et d’inventivité lors de sa diffusion en série TV en 2001. Mais là aussi je ferai un parallèle avec Sir Arthur Conan Doyle et les aventures de Sherlock Holmes. Malgré l’édition des deux premiers romans, Une Etude en Rouge et Le Signe des Quatre, les aventures de Sherlock Holmes n’avaient pas trouvé leur public. Pourtant les romans policiers comme ceux d’Edgar Poe, de Wilkie Collins, de Charles Dickens avaient conquis leur lectorat depuis longtemps. La transformation en profondeur de la société victorienne a dû, elle aussi, « revoir sa copie ». Le Strand Magazine s’est lancé dans le concept de publier les six prochaines enquêtes de Sherlock Holmes (en 1891) sous la forme de nouvelles. Le succès a été immédiat et bien des auteurs de l’époque ont fait leurs premières armes avec des récits courts publiés dans le Strand, comme H.G. Wells, Rudyard Kipling, Agatha Christie, Edgar Wallace (scénariste du King Kong de 1933) et bien d’autres reconnus plus tard comme romanciers de grand renom. Ce n’est pas le média qui fait la marque d’une grande œuvre mais sa qualité intrinsèque, son traitement, son originalité. Si Enola Holmes est un mauvais film, il ne trouvera pas son public, et aucune suite ne sera produite par Netflix. Je pense également que c’est un faux procès. Prenons les exemples de Martin Scorsese, Steven Soderbergh, Guillermo Del Toro (et la liste est longue) qui voient avec Netflix un moyen de donner vie à leurs projets refusés par les grands studios Hollywoodien qui sont de plus en plus frileux à prendre des risques, toujours à la recherche du blockbuster providentiel. N’oublions pas que dans les années 1960, la 20th Century Fox avait failli disparaître ainsi que Warner Bros devant des productions aux coûts exorbitants, ne trouvant plus leur public avant de retrouver la santé avec des films catastrophes comme La Tour infernale en 1974 et finalement, de se faire racheter (pour la 20th Century Fox) par Disney. Concernant le quatrième mur, là aussi rien de nouveau, la série House of Cards n’est qu’un remake de la série britannique du même nom qui date de 1990 avec Ian Richardson dans le rôle-titre (et qui fut un excellent Sherlock Holmes dans l’adaptation du Chien des Baskerville en 1983) sans parler de la série Magnum de 1986 qui utilise déjà cette technique. Pour ma part, Enola Holmes apporte énormément au personnage, car en absence du docteur Watson, nous sommes privés de narrateur, rôle qu’Enola remplit avec brio dans le film (l’enquêteur et le biographe, duo indispensable à toute bonne enquête de Holmes). Si les séries TV n’apportent rien par rapport au cinéma, que dire alors de séries comme Chernobyl, Black Mirror, True Detective, Sherlock, Treme… qui toutes développent leurs univers avec application et profondeur, chose impossible dans un long métrage de deux heures Il ne faut pas opposer les médias comme on a voulu le faire pour le livre papier et le livre numérique, mais plutôt utiliser la substantifique moelle de chaque média à l’instar du cinéma et la série TV. Nul n’est indispensable, mais ils sont tous complémentaires.

François Armand et Daniel Henocq


2h 03min | 23 septembre 2020 | Etats-Unis

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