La guerre des mondes
bilan cinéma 2014

FocusEn 2014, l’un des faits caractéristiques aura peut-être été, comme en 2013 avec le spot Shalimar, la diffusion dans les salles françaises d’une publicité de plus de trois minutes pour un parfum. On plaisante, mais seulement à moitié. Car la logique de ce type de spot publicitaire, qui fait du spectateur la cible captive d’une industrie à laquelle il n’a a priori rien demandé, s’instille dans les manières de penser le cinéma aujourd’hui. Jusqu’à craindre qu’un jour, cette logique ayant envahi tout le domaine du pensable, il ne soit même plus envisageable de faire l’éloge de films comme P’tit Quinquin, Mercuriales, ou Pan pleure pas.

1. Selon le Parisien, la publicité « avec la sirène Bündchen, sur une planche de surf siglée Chanel, touche au but. La magnificence de l’océan, le glamour sublimé et de splendides images de surf tranchent avec l’univers urbain de la plupart des films de parfum. Les accessoires et les maillots que porte l’héroïne […] ont un pouvoir hautement désirable sur le spectateur ». On peut surtout noter la violence du glamour, la violence du signe. La bêtise du montage. Et, comme dans le spot Shalimar, l’esthétique Galeries Lafayette. En 2013, Guerlain évoquait pourtant « des échos de vrais moments d’émotion chez les téléspectateurs » : « 95 % des réactions [auraient été] positives ». Que les commanditaires de ces spots veuillent de surcroît les faire passer pour des films comme les autres laisse à la fois coi et mal à l’aise.

2. P’tit Quinquin est un antidote au glamour : quand Bruno Dumont filme une jeune fille qui veut devenir chanteuse (Lisa Hartmann), il mêle ses regards absents et lointains, caractéristiques d’un glamour qu’elle aimerait représenter, à ses battement de cils incontrôlés, ses doutes palpables, son regard incertain, sa présence irréelle sur une scène de concert.

3. Dumont filme l’ambiguïté. Collision du rire et de la tragédie : le commandant Van der Weyden joue à Starsky et Hutch avant de revenir avec un enfant mort dans les bras. Détournement de la fonction exclusivement narrative du plan : P’tit Quinquin explique quelque chose à Eve qu’on ne comprend pas. Refus des schémas dialectiques : l’enquête n’avance pas, le mal ne se trouve pas dans une personne mais dans un lieu. En somme, Dumont ne met pas en place un système de flatterie ou de reconnaissance (que signifient les doigts d’honneur du commandant à la caméra ?). Il filme des présences, des réparties imprévues, des singularités qui émeuvent. Avec Le vent se lève, Hayao Miyazaki aussi travaille l’ambiguïté au corps : les identités ne sont plus forcément changeantes comme dans ses films précédents, mais les rêves se confondent avec la réalité, les héros sont à l’origine d’armes de guerre et fument près de leur amoureuse tuberculeuse, les Allemands qui résident dans des chalets fuient le régime nazi, les amours éclosent et, dans la foulée, surviennent des tremblements de terre.

4. Le réalisateur japonais est souvent ravalé au rang d’un moraliste écologiste ou d’un animateur de monstres. C’est lire ses films selon une grille de lecture proche du publicitaire. Avec son dernier film, il est presque patrimonialisé : on décrète ce en quoi consiste son talent (animation visuelle, profusion d’esprits) et on estime la réussite des films à leur capacité carnavalesque. Sans vergogne. Or, appréhender un film comme ce pour quoi il a été conçu laisse penser, selon une logique publicitaire, qu’il s’agit d’un message adressé à une cible. Soit à peu près l’inverse du dernier Miyazaki, l’un de ses films les plus emplis de joie brute, de cruauté et de mélancolie.

5. Avec Le vent se lève, Miyazaki s’est déplacé. Lui non plus n’a sûrement que faire du système de reconnaissance dans lequel on voudrait le cantonner. Dumont, lui, est passé à la comédie. Virgil Vernier, avec Mercuriales, comme avec son précédent Orleans, est passé du documentaire à la fiction. Jean-Jacques Andrien, avec Il a plu sur le grand paysage, a fait le chemin inverse. Il y a vraisemblablement des envies qui nécessitent qu’on s’adapte à elles. Qui font sortir des gonds et provoquent l’émotion.

6. De fait, il y a guerre. Entre cette tendance à faire signe à tout prix, à se barricader derrière un sujet, à délivrer des messages (mention spéciale au dernier film de Steve McQueen), et la gratuité, la poésie des films de Vernier, de Dumont, de Gabriel Abrantes. Ce dernier a réuni cette année, sous le titre de Pan pleure pas, trois courts métrages où le désir et la géopolitique se rencontrent. Dans une mégalopole africaine ou dans les montagnes afghanes, il met sens dessus dessous, en 16 mm ou en numérique, les codes narratifs. A partir d’environnements de guerre et de colonisation, il étripe à sa manière les scénarios sérieux, les stars glamour et les clichés. Loin du langage pacifié typique de la publicité, il ne nous fait pas croire que le monde serait moins éparpillé qu’il ne l’est.

7. Abrantes évoque la guerre en Afghanistan, Miyazaki la Seconde Guerre mondiale. Vernier filme en sourdine les relations entre l’Est et l’Ouest de l’Europe à partir de deux femmes dont l’une devient loup-garou et vandale la nuit. Andrien donne la parole à des producteurs de lait wallons. Lui traite d’une guerre contemporaine, menée de manière euphémisée par des institutions anonymes qui enrégimentent les paysans. L’image et le cadre sont précis. La langue aussi et les silences vibrants. Les personnes filmées décrivent avec douceur le travail quotidien. Et soudain, une larme surgit, ténue, alors qu’on ne l’attendait pas. S’il y a un cinéma, il pourrait se situer là : dans la volonté de donner la parole, dans l’impréparation de l’émotion, dans la force du présent.bub

Marc Urumi

bub

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Top cinéma 2014

01 – Le vent se lève
02 – P’tit Quinquin
03 – Pan pleure pas
04 – Mercuriales
05 – Il a plu sur le grand paysage

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