La Chèvre, Les Compères et Les Fugitifs sont trois films sosies, tant dans leur réalisation (Francis Veber à l’écriture et derrière la caméra, le tandem Gérard Depardieu/Pierre Richard à l’interprétation et Vladimir Cosma pour la bande originale) que dans les ressorts comiques utilisés. Cette similarité a pourtant des variantes, qui font d’un film un sommet (La Chèvre), ou pas.
Premier point, la qualité de ces films est proportionnelle à la taille du fossé qui sépare les deux protagonistes. Sachant que le principe de base est immuable – affubler un faible d’esprit, de corps, à un fort caractère doublé de larges épaules –, la principale variable tient à l’écart de personnalité des personnages. Dans La Chèvre, François Perrin (Pierre Richard), frêle et timide comptable de son état, est un indécrottable malchanceux, tandis que Campana (Depardieu), détective privé placide, balaye d’un revers de la main le seul concept de mauvaise fortune, comme ceux, d’ailleurs, qui entravent son chemin. Dire que leur cohabitation est forcée (ils recherchent la fille d’un grand industriel) est un euphémisme : François Perrin semble tout faire pour atteindre le dernier degré de la sottise résignée tandis que Campana se contente d’éviter les catastrophes provoquées par son partenaire. Si le film fonctionne si bien, c’est que Pierre Richard y joue un véritable rôle de martyr : martyr des dieux, tirant les cordes de son invraisemblable guigne, martyr de Campana, qui ridiculise sans arrêt ce pauvre diable. Le malheur de Perrin signifie tout simplement le bonheur du spectateur, hilare (le malheur des uns fait le rire des autres). Mais il y a une touche de génie de Veber scénariste, dans La Chèvre, qu’il faut mentionner : Perrin est un martyr, soit, mais il sait aussi se gonfler d’un orgueil tout à fait inattendu, déplacé et donc risible. Il y a finalement une mécanique implacable, presque inhumaine, dans La Chèvre, une dictature de l’absurde et de la bêtise absolument réjouissante.
Dans Les Compères, si François Pignon, célibataire chômeur suicidaire récidiviste, n’a que peu de points communs avec Jean Lucas (journaliste téméraire et très sûr de lui), un élément de taille les rapproche : ils sont tous deux persuadés d’être le père d’un même enfant. Attendris par leur prétendu rejeton, leurs comportements respectifs vont ainsi converger progressivement vers une nouvelle forme de responsabilité de parent, qui, symboliquement en fin de film, mènera à un véritable transfert comportemental. Ainsi, dans l’ultime scène des Compères, Pignon devient Lucas dans ce qu’il a de plus fort, et ce dernier se retrouve soudainement infusé de l’hypersensibilité de Pignon. Malgré cette connivence latente qui réduit, par rapport à La Chèvre, le fossé de leur incompatibilité (c’est-à-dire le nombre d’occasions d’humilier François Pignon) et donc le potentiel comique, Veber a su conserver un vrai savoir-faire de metteur en scène de gags. Il faut voir Pierre Richard assurer qu’il est heureux un canon de pistolet dans la bouche, le voir rater ses coups de boule ou partir en fou rire alors que Depardieu lui demande de pleurer sur commande. On y trouve aussi un comique de répétition particulièrement sadique (les victimes de Depardieu devenant systématiquement celles des bandits qui le suivent), pas si courant dans le cinéma français.
Dernier film de la trilogie, Les Fugitifs pèche en grande partie par la faute d’un sentimentalisme, qui, dans Les Compères, pointait seulement le bout de son nez. Ici omniprésent, il fait écran aux simples éventualités de créer des situations comiques. Et ceci pour une bonne raison : il n’y a plus de réelle mésentente entre François Pignon et Lucas, puisqu’ils ont désormais toutes les raisons de s’entendre. Hors-la-loi tous les deux, ils mènent un même combat : sortir une petite fille de son mutisme. Cette petite fille amollit (abêtit ?) le duo, jusqu’à lisser les aspects les plus piquants de leurs personnalités respectives. À la dictature de l’absurde, du gag à tout prix, succède donc celle de la sensiblerie. C’est d’autant plus regrettable que les rares occasions qui se présentent pour nous faire rire sont réussies (le hold-up, Pierre Richard se travestissant en femme). Las, Veber clôt cette trilogie en prenant ses spectateurs pour des chèvres…
François Corda
———
La Chèvre, Les Compères, Les Fugitifs de Francis Veber (France ; 1h30, 1h29, 1h35)
Dates de sortie : 09 décembre 1981, 23 novembre 1983, 17 décembre 1986
bub