TALK TALK
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FocusL’histoire de Talk Talk, c’est celle d’une révolte. Qu’il est d’ailleurs étonnant d’accoler ce nom à un groupe qui a fait d’un doux spleen sa marque de fabrique. Pourtant la trajectoire des Londoniens semble très rapidement guidée par une  opposition à un système. Si cette sédition s’est faite sans brandir le moindre drapeau, ni de manière ostensible, elle n’en reste pas moins farouche. Le groupe fit preuve d’une résistance héroïque, et forcément un peu autodestructrice sur les bords, face à un mode de fonctionnement, fait d’impératifs de rentabilité et de bruit permanent, qui ne peut souffrir, encore aujourd’hui, d’aucune remise en cause.

D’une new wave complètement pop, encore balbutiante au passage de cette fameuse huitième décennie du vingtième siècle, à un musique dépouillée, minimaliste, expérimentale, Talk Talk, sous l’impulsion de son fondateur Mark Hollis, aura pris tout le monde à revers : son public, sa maison de disque et la critique (alors que les deux premiers resteront incrédules, seule cette dernière sera séduite par les choix futurs du groupe). Le fameux It’s my life, leur triomphal deuxième album, les hisse au sommet des charts durant de nombreuses semaines. Le disque se révèle d’une efficacité redoutable (inoubliable « Renee » !), entêtant dès les premières mesures (« Dum dum girl ») et sophistiqué. Seulement voilà, un succès tel que le tube « Such a shame », aussi fort soit-il et malgré son extrême justesse, semble représenter un danger immense : celui de faire de la musique répondant à des injonctions, lesquelles seraient extérieures au groupe. Le trio qui compose le noyau dur du groupe : Paul Webb, Lee Harris et Mark Hollis, entreprend alors un acte définitif en marquant un virage radical.

L’album qui suivra, The Colour of Spring, voit le sacre d’un printemps musical. Les Britanniques de Tottenham affichent avec ce disque une ambition de production unique, alors même que le chemin pour s’installer durablement dans la gloire, à l’instar d’un Depeche Mode ou d’un Eurythmics – deux groupes cultes qui auront par la suite les succès que l’on connait – semble tout tracé. Dont acte : les synthétiseurs disparaissent et voici que pas moins de dix-sept musiciens participent à l’enregistrement de l’album. Dans ce disque charnière, la piste trois voit notamment l’affirmation d’une liberté et dénote de l’esprit frondeur de son interprète : « Life’s what you make it ». La vie est ce que l’on en fait, peu importe le passé et surtout rien n’est écrit, le destin n’existe pas. Le tout chanté à l’envie sur un rythme puissant, construit autour une basse toujours très groovy (Paul Webb le bassiste du groupe a officié dans un groupe de reggae avant Talk Talk) et une ritournelle (quelques touches de piano) qui s’impriment dans la mémoire de manière indélébile… Un peu comme si la pop était exploitée une dernière fois pour annoncer sa propre fin. La menace est mise à exécution avec effet immédiat, la suite officiant comme un contrepied parfait, avant-goût des albums à venir : dépouillé, fait de petits riens apparemment anodins, de quelques percussions éparses au milieu du silence. The Colour of Spring excelle à se promener entre des morceaux foisonnant de sons, de trouvailles, d’atmosphères variées, alternant rythmes effrénés ou extrêmement ténus. C’est pop et progressif.

S’en était fait de l’identité musicale du groupe. Les voilà partis ailleurs, dans une sorte de quête d’absolu. A mille lieux de la pop de Talk Talk (leur premier album) et de It’s my life, délaissant la chaleur portée par une basse sensuelle qui habitait encore les percussifs piliers de The Colour of Spring, The Spirit of Eden se révèle être un rêve lucide doté d’une bande-son unique. Bénéficiant d’une très grande qualité d’enregistrement, Mark Hollis fait sauter la moindre concession pop et propose un post rock crépusculaire, avec ces cuivres feulant dans le silence et ces guitares aussi rares que tremblotantes. La voix de l’interprète, si particulière, demeure plus que jamais indissociable du style Talk Talk, tant elle est l’un des rares traits d’union reliant toute la discographie du groupe. A présent, la musique ne sera qu’un exercice d’orfèvrerie, cherchant toujours l’épure, le son parfait. Laughing Stock, en 1991, pousse encore plus le concept et fait preuve d’une intransigeante radicalité. Dans un entretien aux Inrocks, Hollis explique sa méthode qui consiste à laisser les musiciens seuls dans le studio, en totale improvisation, pendant des heures. De ses sessions ne sont conservés qu’une sorte d’essence, une infime partie. Des morceaux comme « Ascension day » par exemple, reprennent par endroit des éléments qui identifiaient auparavant immédiatement le groupe (les progressions avant les refrains par exemple) pour mieux en refuser les évidentes conclusions, trop attendues. Nous voilà aux prises avec des textures dissonantes, parfois illogiques. L’écoute de ces derniers albums s’avère ardue, tant il est facile de s’y perdre et tant il est parfois difficile de saisir la justesse des arrangements.

Voici donc quelques musiciens qui, prêts à être propulsés au sommet de la nouvelle vague pop Britannique, saboteront ce que l’on attendait d’eux pour se consacrer à une quête presque religieuse – leur œuvre est truffée de références à la Bible – d’un idéal sans compromis. Mark Hollis le révolté donc, a arrêté la musique après avoir approché son nirvana (dans un autre entretien, il commente la partie instrumentale de « After the flood », le fait de s’être concentré uniquement sur une note et d’avoir pu dépasser la technique dans la transe) pour se consacrer à sa famille, en somme ne se soumet à aucune injonction. Après son album solo en 1999, l’artiste s’est donc retiré, mais l’espoir de le voir revenir restait chevillé au corps des fans. Subsiste après le décès du bonhomme le souvenir de ces morceaux tellement atypiques, de cette voix aérienne et surtout un enseignement plaçant le musicien dans la lignée d’un Soulage chez les peintres, celui d’un sculpteur de silences.

François Armand

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