Si le dernier film en date de Spielberg avait une odeur, ce serait indéniablement celle de la naphtaline. Car on voyage dans Lincoln comme on traverse un musée peuplé de poupées de cire. Depuis Munich (2005), le cinéma du réalisateur américain est résolument tourné vers l’Histoire (Munich donc, Cheval de Guerre (2012) et maintenant Lincoln) mais plutôt que de se l’approprier pour en tirer une vision personnelle, Spielberg se fige dans des conventions narratives et figuratives.
Certains avaient reproché au réalisateur de prendre son sujet trop à cœur dans La Liste De Schindler (1994), mais c’est précisément ce qui rendait ce film, malgré ses maladresses, si émouvant. Ici le réalisateur se contente de convertir le contenu des livres d’histoire en blabla parfois lourdement explicatif. Et si l’on a toujours connu Spielberg comme un réalisateur opposant intelligemment forces du mal et du bien, on retrouve dans Lincoln une forme peu convaincante de manichéisme politique. Les méchants démocrates présentés par Spielberg apparaissent comme étant soit revanchards, soit pleutres, soit corruptibles, soit franchement rétrogrades. Et les gentils républicains, malgré leurs dissensions, restent subordonnés à leur chef, plus modérés.
Cela explique sans doute en partie que, malgré toutes ses nominations, Lincoln n’a reçu « que » le prix d’interprétation pour Daniel Day-Lewis. Un prix par ailleurs plutôt généreux, l’acteur américain ne forçant pas franchement son talent (on y revient plus tard). Non, s’il y avait une récompense à décerner à Lincoln, ce serait plus celle de l’éclairage : la lumière y est admirablement crépusculaire, évoquant les derniers films de Clint Eastwood. Sauf que la médaille a ici un revers par trop gênant. Tous les personnages, diserts et la plupart du temps assis dans des bureaux sombres, ressemblent plus à des mannequins qu’à de réelles incarnations de chair.
Le Lincoln interprété par Daniel Day-Lewis n’échappe pas à ce constat. Atone, ne tapant du poing sur la table qu’en de rares occasions, il se montre finalement plus convaincant quand il raconte ses petites paraboles hermétiques que lorsqu’il doit s’imposer en homme fort, que ce soit dans l’arène politique ou dans l’intimité du ménage. On pourrait louer la sobriété du jeu de l’acteur mais le connaissant surtout pour ses débordements dingos et épatants (Gangs of New York, There Will Be Blood), on est un peu déçu de ne pas retrouver dans son Lincoln une forme de grandeur qui devrait seoir à son statut d’homme qui est parvenu à faire abolir l’esclavage.
Ce n’est qu’en de trop rares occasions que Spielberg parvient à donner un souffle à la petite histoire (les dessous peu glorieux qui ont mené au vote de la loi, les conflits familiaux), ces micro-événements s’égrenant lors de débats convenus dans le boudoir, qu’ils soient familiaux ou politiques. On sent beaucoup d’application dans cette volonté de nous expliquer l’Histoire en passant par des détails, malheureusement ces détails n’ont rien de terriblement excitant, et se révèlent surtout extrêmement bavards. Or on sait que Spielberg est beaucoup plus à l’aise dès lors qu’il met en scène les corps en mouvement (la série des Indiana Jones, Minority Report), ou dès qu’il s’agit de peindre des tableaux lyriques et puissants (A.I Intelligence Artificielle, Il Faut Sauver Le Soldat Ryan et Cheval de Guerre récemment).
En ce sens, les rares excursions du côté de la guerre de Sécession sont éblouissantes (l’introduction, le passage de Lincoln sur un champ de bataille après des combats dévastateurs), et dans une moindre mesure, on apprécie aussi la guerre verbale que se font républicains et démocrates au sein de leur assemblée. Après les longues minutes passées dans des bureaux asphyxiants, ces visions d’hommes, vivants ou morts, valent mieux que des portraits statiques, des poupées qui parlent sans grande émotion. L’histoire de Lincoln s’est aussi écrite dans le sang et on regrette que Spielberg ait préféré les coulisses verbeuses à l’action. Surtout que depuis un moment, on a la sensation que le réalisateur américain n’a plus toute sa verve narrative : Les Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne, ou encore le dernier Indiana Jones témoignent d’une certaine incapacité à développer un potentiel romanesque qui reste désespérément en sourdine. De là à dire que Steven Spielberg est, comme ses personnages de Lincoln, destiné au musée et aux livres d’histoire, il y a un pas qu’on ne franchira pas.
François Corda
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Lincoln de Steven Spielberg (Etats-Unis ; 2h29)
Date de sortie : 30 janvier 2013
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