AUGUSTINE
Alice Winocour

DeterreSorti début novembre et couvert d’éloges par une très grande partie de la critique (*), Augustine peine malheureusement à rencontrer le succès auprès du public. Il y a là comme une anomalie qui rapproche le film de son personnage éponyme et qui amène à espérer qu’il aura un destin similaire. C’est-à-dire que le public se comportera vis-à-vis du film comme Charcot face à sa patiente. Il s’y intéressera d’abord fortuitement sous le prétexte d’y trouver une curiosité à son esprit critique. Pour finalement, en prenant du recul, tomber sous le charme d’une singularité qui le marquera à jamais.

Dans le drame mis en scène par Alice Winocour, le célèbre neurologiste Jean-Martin Charcot voit défiler un grand nombre de patientes qu’il traite de manière expéditive. Parmi elles se trouve Augustine à qui il ne porte une attention particulière qu’à partir du moment où elle constitue pour lui un objet d’étude scientifique. Cette jeune femme du peuple prise au piège du système « clinico-carcéral » de la fin du XIXème siècle n’a pour elle que d’offrir des symptômes spectaculaires susceptibles de correspondre à une maladie que Charcot est en train de théoriser : l’hystérie. A la Pitié Salpêtrière où il règne en mâle dominant sur une société de femmes, le scientifique produit les conditions qui lui permettront de convaincre ses pairs de l’Académie que sa théorie est juste. Là où le film fait preuve d’une grande finesse, c’est qu’il n’oublie pas que ces conditions d’expérimentation sont troublantes pour le théoricien qui est en relation avec son objet d’étude. Elles servent aussi à Charcot à se faire surprendre lui-même par ce qu’il veut découvrir. En cela le film d’Alice Winocour se démarque de la Vénus Noire d’Abdellatif Kechiche où Cuvier n’était qu’incarnation d’un dessein positiviste avant l’heure. Charcot est ici bien plus contrasté. En tant qu’être de chair, il se met en danger au contact des femmes. Alice Winocour introduit une sensualité à fleur de peau là ou Abdellatif Kechiche cherchait à représenter uniquement l’humiliation froide et la négation d’un être humain que peut produire un regard médical machiste et raciste sur une femme africaine dont le nom-même a été oublié au profit d’une dénomination : « la Vénus Hottentote ». Le projet d’Alice Winocour semble moins politique. La sensualité d’Augustine distillée dans ses plans se dégage notamment lorsque le médecin étudie l’anatomie de sa patiente sous toutes les coutures (cf. la scène où à l’aide d’un crayon rouge il prend les mesures d’Augustine en marquant la peau de la femme qui se tient nue devant lui, tel un tailleur). Charcot questionne ce qu’il pense être une maladie mentale et sexuelle en projetant son propre univers mental sur l’autre sexe qu’il veut comprendre et maîtriser. Jusqu’au jour où une patiente répond enfin à son désir le plus intime tout en le mettant en crise : Augustine. Cette jeune femme n’est plus seulement une patiente numérotée. L’objet d’étude univoque devient objet de désir équivoque. La Vénus Hottentote a marqué la mémoire des hommes. Augustine marquera surtout celle d’un seul d’entre eux.

La force d’Augustine est de traiter avec rigueur l’interdépendance de l’histoire de deux individus du siècle avec l’Histoire de la médecine occidentale. C’est du meilleur Tolstoï, celui qui romance dans le détail foisonnant sans trop théoriser. En comparaison avec A Dangerous Method, Alice Winocour parvient mieux que David Cronenberg à rendre compte des forces et des enjeux de cette interdépendance même si cela est ici moins spectaculaire. Augustine produit des effets plus subtils et cela se perçoit mieux après le temps d’une projection, avec le recul du travail de la mémoire. Il est par exemple difficile à chaud de remarquer l’évolution du jeu de Soko ou de Vincent Lindon dans leurs rôles respectifs alors qu’ils parviennent pourtant très progressivement à rendre crédible l’inversion du rapport de forces entre les deux personnages. Le scénario d’Augustine, moins ambitieux narrativement que celui du film de Cronenberg, permet à Alice Winocour d’avancer sereinement, à toutes petites touches mais précises et bien pensées. Le vertige en creux d’A Dangerous Method tient principalement à la structure triangulaire du drame psychologique et à son étendue dans l’espace et dans le temps. Cronenberg a voulu en 1h40 rendre compte de la complexité des relations entre Sigmund Freud, Carl Jung et Sabina Spielrein sur plusieurs années et entre plusieurs villes d’Europe. Alice Winocour plus sagement s’en est tenu à une relation principale (Charcot <–> Augustine), deux lieux principaux (La Pitié et l’Académie de Bordeaux) et concentrée sur quelques jours seulement (deux semaines au plus). Et là où l’ambition du récit de Cronenberg appelait peut-être une autre forme (la série, des partis-pris formels de narration plus audacieux), la mesure du projet d’Alice Winocour justifie sa mise en scène très sobre et calme qui laisse le champ aux corps, à leur présence dans le cadre et à leur inévitable attraction. Charcot n’a pas joué un jeu moins dangereux que Carl Jung. Alice Winocour a surtout rendu justice à l’être de chair qui met en crise la raison. La singularité de cette femme a marqué à jamais l’histoire d’un homme de désir qui attendait une situation critique pour qu’il puisse quant à lui changer l’Histoire occidentale de la raison.

Jean-Martin Charcot, après avoir triomphé grâce à un jeu de dupes, voit Augustine lui échapper et redevenir une figure anonyme parmi la foule. Il vient tout juste de réaliser qu’il est en proie à un désir plus fort qu’il ne l’avait imaginé pendant tout le temps où il a pu manipuler et étudier sa jeune patiente. Et le spectateur à la fin du film est à peu de choses près dans le même état que Charcot. Car Augustine, selon sa propre modalité, est de ces œuvres qui s’insinuent dans la mémoire du spectateur pour s’adresser à leur esprit critique dans un temps peu spectaculaire, mais diffus et durable.

(*) Parmi les journaux et magasines auxquels on se réfère régulièrement sur BUB, seul Chronic’art se démarque au sujet de ce film.bub

Jacques Danvin

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Augustine d’Alice Winocour (France ; 1h42)

Date de sortie : 7 novembre 2012

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