à perdre la raison
Joachim Lafosse

DeterreAvec une délicatesse toute maternelle, mêlée à une détresse profonde et douloureuse, Murielle caresse du bout des doigts la lame meurtrière d’un couteau tranchant et sanglant ; un couteau complice et sauveur d’une souffrance qui la gangrène depuis des années. Inspiré du quintuple infanticide commis par Geneviève Lhermitte le 28 février 2007 en Belgique, Joachim Lafosse dépeint la lente désagrégation physique et psychologique d’une mère. Et femme. Il souligne avec virtuosité le maelström douloureux qui l’aspire et la pousse à commettre son forfait. Loin de vouloir éclairer le fait divers, le réalisateur explore plutôt les limites et subtilités des rapports humains : le trop plein d’amour, la dette, la dépendance affective et morale. Dans une entière distinction, Lafosse remporte le pari de traiter un sujet d’une douleur extrême, l’infanticide, tout en parvenant à nous faire apprécier la Médée des temps modernes. C’est à en perdre la raison.

Sur fond de Julien Clerc, Murielle fend la campagne à la mesure de la fente abyssale de son cœur. Volant en main et regard charbonneux, elle murmure les paroles du bout des lèvres, « Femmes je vous aime », et extirpe fébrilement les sons du ventre, « Je n’en connais pas de faciles » pour panser les blessures rouge vif qui ravagent le profond de son être, « Je n’en connais pas de fragiles ». Battante et amère au retentissement des premières notes du piano, Murielle se décompose à mesure que les couplets s’enchaînent et lui accordent le temps de regard nécessaire pour se pencher sur sa vie : une vie de défunte, une vie morne de dévotion, une vie tributaire et redevable. Une mort. Fin du morceau : les larmes ruissellent sur le visage d’une Murielle, amochée et violentée par la vie, et un cri grave et profond explose du fond de son être pour inonder l’espace paralysé. Voilà le visage d’une femme usée et fatiguée par la vie, mère de quatre enfants et tributaire de deux hommes, pour qui elle n’existe plus vraiment. On est touché.

Tout avait commencé par une belle histoire d’amour pourtant. Une histoire entre deux êtres jeunes, prometteur d’une vie saine. Et sauve. Deux êtres ou trois ? Là, réside bien le nerf de la tragédie. Mounir, mari de Murielle et père des quatre enfants a été élevé par André, riche médecin qui lui assure une vie matérielle confortable et aisée. Instaurant une dette morale implicite, André impose à Mounir et sa famille nombreuse (quatre enfants) de rester dans ses murs. Des murs bien trop étroits, asphyxiant la famille et surtout Murielle, captive de deux hommes à qui, à défaut de ne pouvoir travailler, elle n’a à offrir que ses enfants.

Un échiquier rouge et noir, complexe, où se mêlent argent, sexualité, sentiments, morale, dépendance et où trois pions avancent lentement et sournoisement en brodant des liens étroits et ambigus. Trois araignées qui tissent patiemment et méthodiquement leurs fils de soie ; des fils doux et rassurants pour mieux amadouer leur(s) proie(s) qui jour après jour s’oublient pour sombrer dans l’oubli. D’un côté de l’échiquier, André, le médecin. Personnage ambigu, André montre un visage rassurant et protecteur (de par sa stature de thérapeute, son aplomb et son sens des responsabilités) mais révèle en filigrane une  profonde perversité envers Mounir (en instaurant une tension sexuelle avec le père de famille), envers Murielle (en s’occupant de sa grossesse et ses enfants pour refréner tout désir de rébellion) et envers la famille (de part la dette moral qu’il instaure en payant l’intégralité des frais). De l’autre côté de l’échiquier, Mounir. Sous l’emprise (et la peur ?) du médecin, Mounir semble plus former un couple avec André qu’avec Murielle. Se sentant redevable de toute la gratitude du médecin, Mounir n’ose s’opposer aux décisions d’André et passe sa colère et ses doutes sur Murielle qu’il considère très rapidement bien plus comme une mère que comme une femme. Et enfin Murielle. Prise entre ces jeux de pouvoirs, Murielle est le réceptacle de toutes les frustrations d’André et Mounir. Professeur des écoles dans ses premières années de jeune mère, elle est déshumanisée à mesure que les années passent et ne consacre son temps plus qu’à l’éducation de ses enfants et aux tâches ménagères. Sous anti-dépresseurs, Murielle devient très rapidement son propre fantôme et semble plutôt subir que vivre sa vie. Devant cette adversité étouffante, le spectateur se prend d’empathie pour elle.

Sans juger ni incriminer aucun des trois protagonistes, le réalisateur amène le spectateur à ausculter et distiller la machinerie perverse construite et existante entre les trois acteurs. Il nous fait prendre conscience du rôle de chacun dans le drame commis par Murielle et illustre la façon dont l’acte d’une seule personne peut, en réalité, être la conséquence et le fruit d’une machinerie collective, d’un tiraillement psychologique et d’un environnement néfaste. Bien plus qu’un acte séparé, l’infanticide apparaît ici comme une œuvre collective. La mise en scène est au diapason : par l’utilisation de nombreux plans-séquences et en filmant à hauteur d’homme et d’enfant, Lafosse restitue une forme de réalité et nous plonge à l’intérieur du drame ; il construit un film épuré et discret, propre et révérencieux, à l’image de son thème douloureux et endeuillé. Sans incrimination, le réalisateur dépeint avec retenu le conscient des trois protagonistes et amène tout en délicatesse le spectateur au final. Un final foudroyant. Et sans appel.

C’est dans une grande justesse de ton et majestuosité que Joachim Lafosse traite d’un thème foudroyant et douloureux, l’infanticide. Par une écriture enlevée et une mise en scène du réel, Lafosse explore subtilement le drame et propose de considérer le meurtre sous un angle inhabituel ; en le considérant non pas comme un acte individuel,  s’intéressant exclusivement à la folie de Murielle, mais en le considérant de façon collective, en distillant l’environnement de la criminelle et tout le néfaste de son quotidien. Sans sensationnalisme, ni prétention, Lafosse signe un film d’une intelligence rare et remarquable qui, sans nul doute, amènera le spectateur à considérer les événements dans leur intégralité et dans toute leur mesure. Avec raison.bub

Raphaëlle Courcelles

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A perdre la raison de Joachim Lafosse (France ; 1h51)

Date de sortie : 22 août 2012

bub

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