–—En 2010, lors de la sortie de Ex-Maniac (Babybird), Jérôme Soligny de Rock’n Folk, véritable institution nationale, se trompe en affirmant qu’il s’agit du premier disque de Stephen Jones depuis quinze ans. Cela en dit long sur l’état de la carrière de l’homme ! A savoir que depuis son hit « You’re Georgous » sous le nom de Babybird en 1995, l’anglais est transparent aux yeux de tous, presse et public. Une telle indifférence injustifiée méritait bien un focus. Voici donc la terrible histoire de l’artiste Stephen Jones, ou le récit de l’une des pires injustices de la pop.
Tout commence dans une chambre, au milieu des années 90, lorsque l’anglais possède comme seules armes un enregistreur quatre pistes, quelques instruments sommaires (une boîte à rythmes, une guitare, des claviers cheap)… et son génie. En un an et demie il accouche de plusieurs disques lo-fi autoproduits et pleins comme des œufs, qui le définissent dès le départ comme un homme de contrastes*.
Cela se constate d’abord du côté de la musique : il est écartelé entre aspirations purement pop, mélodies naïves (combien de chansons avec des sha-la-la Beach Boysiens ?) et des sons lo-fi, parfois très sales. Question textes, l’anglais révèle un humour hors du commun, déjà esquissé dans des titres de chansons souvent absurdes, mais traite la plupart du temps de thèmes déchirants. Souvent l’échec amoureux, souvent la vieillesse, souvent la solitude. Et parce que Stephen Jones est un artiste complet, qu’il attache autant d’importance au contenu qu’au contenant, ses livrets sont aussi des perles, regorgeant de bons mots et révélant en images un goût prononcé pour les monstres pathétiques, aussi drôles qu’effrayants.
Cette poignée d’albums faussement aimables a vite trouvé un écho, ce qui a conduit Stephen Jones à signer sur une major. Il s’est alors entouré d’un groupe pour reprendre quelques uns de ses anciens titres et interpréter de nouvelles compositions. Ainsi, Ugly Beautiful (1996) est un adieu provisoire aux extrêmités lo-fi, le son devenant tout à coup beaucoup plus propre. Et c’est avec le single « You’re Gorgeous », calibré pour la radio et finalement assez peu représentatif de l’œuvre déjà chargée du bonhomme, que Babybird rencontra le succès. De manière éphémère, cependant.
En effet, la suite n’est malheureusement qu’une longue descente dans l’enfer de l’oubli. D’abord deux albums en groupe qui ne rencontreront jamais le succès attendu… Mais rien de plus normal, There’s Something Going On (1998) est tout à fait déprimant, et les mélodies sucrées ne masquent que très difficilement le profond mal de vivre que Stephen Jones brandit alors en étendard. C’est simple, à l’écoute de « Bad Old Man » ou « Back Together », le plus froid des psychopathes y verserait sa petite larme ! There’s Something Going On est d’ailleurs, à ce jour, l’un des très grands disques de son auteur. Bugged (2000), quant à lui, porte bien son nom et ne fera qu’enfoncer Babybird dans les tréfonds du classement du Top 50. C’est une erreur industrielle qui annonce l’envie à peine voilée de Stephen Jones d’arrêter la mascarade des obligations mercantiles : malgré la qualité de l’ensemble, plusieurs titres semblent bâclés. A ce stade le succès s’est déjà envolé depuis belle lurette, et l’on sent, à travers le bordélique single « The F-Word » que ce dernier n’a qu’une envie, revenir à ses délires lo-fi, seul, dans son coin.
Ce besoin, sans doute très pressant, se matérialise seulement un an plus tard en chef d’œuvre, et ce sous son propre nom. 1985-2001 (2001) est, selon Stephen Jones, une bande originale de films imaginaires, composée sur plus de quinze ans. Celui qui se définit alors comme « ex-BabyBird » a vu dans ce retour à l’anonymat l’occasion de sortir de ses vieux cartons une pelletée de morceaux oubliés. Soit une vingtaine de titres synthétiques purement instrumentaux, troublants, et répartis sur trois minidisques ou l’on retrouve le sens du jeu iconographique de l’anglais. Dans le sleeve de 1985-2001 trônent respectivement un Ken (de Ken & Barbie) souriant, tué d’une balle dans la tête ; un monstre qui joue de la guitare et un Christ qui montre la voie à deux passagers en voiture.
Le délire ne rencontrera évidemment pas son public, mais peu importe, le loser magnifique n’en fait alors qu’à sa tête. Jusqu’à enfoncer le clou du suicide commercial deux ans plus tard avec le chaotique Almost Cured of Sadness (2003). Drôle de titre qui prouve au contraire que Stephen Jones n’est absolument pas guéri : l’album est un véritable grenier à idées, plus folles les unes que les autres, où se percutent joyeusement tous les styles imaginables. Stephen Jones s’y conduit en véritable chef d’un orchestre miniature : mini-cuivres, mini-guitares, mini-choeurs. Pris séparément les instruments paraissent rikiki, mais l’ensemble est d’une expressivité gigantesque. Et une fois de plus les monstres de papier font corps avec la musique, l’éclairent d’un regard différent : un squelette s’improvise guitariste au milieu d’une chorale de nouveaux nés, une Barbie sans tête accouche par césarienne d’un baigneur… Le cerveau de Stephen Jones est un vrai casse-tête chinois et c’est totalement réjouissant. L’imaginaire qu’il développe semble sans limites.
Dans ce contexte, il y avait tout lieu de penser que, mort pour mort aux yeux de tous, Stephen Jones allait continuer uniquement sous son propre nom. Quelle surprise d’entendre alors en 2006 que Babybird renaissait de ses cendres ! Between My Ears Theres’s Nothing But Music (2006) fut un nouveau révélateur du talent de l’anglais pour faire cohabiter mélodies somptueuses et douce mélancolie. Mais échec, encore échec : à ce moment précis, cela fait dix ans que le succès est derrière, et personne ne se décide à croire à nouveau en lui. Death of the Neighbourhood arrive deux années plus tard en réaction à cette incompréhension, qui semble définitive : double album extrêmement ambitieux mais peu accessible, le nouveau projet de Stephen Jones est peuplé de trois petits êtres imaginaires (Arthritis Kid, NumbSkull et Mentally Unwell) qui produisent une musique à nouveau dérangée, touche-à-tout, entre électro-pop du pauvre et plages instrumentales visionnaires. Il est fascinant de constater à quel point l’anglais peut se transcender lorsqu’il est plongé dans l’oubli !
Contre toute attente, Ex-Maniac,nouveau retour surprise réussi de Babybird en compagnie d’un Johnny Depp fan de la première heure et parrain de l’album (il joue même de la guitare sur le single très parlant « Unloveable »), semble relancer quelque peu la machine médiatique, comme l’a prouvé la chronique de Jérôme Soligny. Il faut y croire. Stephen Jones mérite plus qu’un regain d’intérêt, il est tout simplement l’un des plus grands auteurs-compositeurs, pour ne pas dire artistes, tout court, de sa génération.
* Ses cinq premiers albums sont réunis dans un coffret, The Original Lo-Fi.—
François Corda
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