GUERRE SAINTE
nous étions soldats – fury – tu ne tueras point

DeterreDans le cinéma américain de guerre des années 2000 à aujourd’hui, des œuvres telles que Nous étions soldats (2002), Fury (2014) ou Tu ne tueras point (2016) mélangent allègrement gore, héroïsme exacerbé et surtout sainte dévotion. Si massacre et religion ont toujours été intimement liés dans l’Histoire, cette dernière était jusqu’alors  absente des grands classiques Américains du genre. Pour le moins surprenant venant de la part d’un pays aussi christianisé que les Etats-Unis ! Même un film comme Au-delà de la Gloire (The Big Red One de Samuel Fuller, 1980) qui s’ouvre sur un crime commis sous les yeux du Christ, ne traite pas tout à fait de religion, mais plutôt de traumatisme et de perte d’empathie.

Dans Nous étions soldats, les faits relatés, très bien documentés, concernent une bataille qui a eu lieu au Viêt-Nam en 1965. Clairement, deux films peuvent être distingués dans ce long-métrage de Randall Wallace : le premier est une reconstitution quasi-documentaire de la bataille en question, le second une véritable profession de foi. Le réalisme historique est ici tellement poussé que Nous étions soldats va jusqu’à reprendre les noms des trouffions ayant participé à l’opération pour ses personnages (idem dans Tu ne tueras point d’ailleurs). Le réalisateur américain se trouve ainsi engagé dans une démarche forcément périlleuse vis-à-vis de protagonistes, pour la plupart inconnus et pourtant en première ligne dans le film. En conséquence de quoi, la galerie de bidasses sautant des hélicos et terrés sous les fougères demeure très lisse, comme si le narrateur ne voulait pas prendre le risque de les (faire) connaitre. Les soldats sont commandés par le colonel Hal Moore (Mel Gibson semble jubiler à endosser ce rôle), le seul dont le caractère sera un peu plus déterminé : en réalité, celui d’un chef de guerre paternaliste, ô combien exemplaire, dont la vie privée relève du cliché de l’american way of life (une épouse dévouée, éplorée et aimante, cinq gosses fiers de leur papa). C’est par lui que passe la caution religieuse du film ; ce qui explique sans doute que Gibson, illuminé notoire, ait mis tant de cœur à interpréter son personnage ! Lorsque Moore évoque, dans un discours œcuménique, une patrie idéale au sein du bataillon dans lequel tout racisme serait banni, il affirme porter une justice au-dessus des lois d’un pays qui pratique à cette époque la ségrégation, et introduit une idée vieille comme l’Ancien Testament, celle d’un Royaume de Dieu, à étendre ou à défendre glaive à la main, formé par son régiment de cavalerie aéroporté. La conclusion du film reprend d’ailleurs cette idée lorsque le narrateur explique que les soldats ne se sont pas battus pour leur pays, mais les uns pour les autres, dans un geste d’Amour plus que de patriotisme.

Les sources du conflit opposant les Nord-Vietnamiens et les Américains n’avaient pourtant rien de religieux, mais Moore ramène très vite les Viêt-Congs à leur paganisme supposé et s’adresse directement à Dieu pour s’assurer son soutien. Il porte sa guerre comme Jésus porte sa croix, prenant sur lui toute la souffrance des hommes qu’il a menés au combat, priant pour chaque perte, assumant le rôle d’un porte-étendard à la foi inébranlable. Lorsque les balles fusent et fauchent aveuglément, quand les hommes brûlent vifs (parfois du fait de leur propre camp), se roulent dans la terre pour échapper à une douleur incommensurable ou que l’appareil qui les transporte s’écrase, n’importe quel observateur extérieur (dont le journaliste qui photographie la bataille d’ailleurs) conclurait immédiatement à l’inexistence de Dieu, tant le calvaire supporté par ces hommes si bons (parmi les seuls soldats dont le portrait est tant soit peu esquissé, il y a un jeune père de famille – encore lui ! –apparemment innocent, qui semble représenter tous les soldats du rang) semble injuste. La réponse survient par Moore via un mot magique (et bien pratique) : le destin. Tout est déjà écrit. Donc tout est dit.

Extraire des livres saints versets ou sourates pouvant autoriser tout et son contraire est une pratique courante. Surtout en matière de guerre. Et dans son Fury, le réalisateur David Ayer ne s’en prive pas. Le capitaine, dit Wardaddy (formidable et ambigu Brad Pitt), faux sceptique, et son acolyte Bible (sic), les larmes constamment aux yeux, font avancer une pseudo réflexion morale, aussi légère que leur tank, chacun tentant d’apprivoiser l’horreur à sa manière, cherchant à donner du sens à leur perte d’humanité et à celle qu’ils infligent au jeune dactylo, Norman, qui vient d’intégrer leur équipe par défaut.

S’il est aisé de renvoyer l’ennemi Vietnamien ou Japonais à sa religion païenne, le cas du conflit face aux Allemands est plus épineux. En effet, le Vatican s’est rangé très tôt du côté nazi et les soldats de la Wehrmacht avaient la devise « Gott mit uns » (Dieu avec nous) gravée sur leur ceinturon. Wardaddy prélève donc dans la Bible des citations de Jean, qui, à y bien lire, permettent de tout justifier. « N’aimez point le monde, ni les choses qui sont dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est point en lui. » clame-t-il avant l’assaut final. In fine, le monde en question représente tout ce qui n’est pas dans le Royaume de Dieu. Bible (le soldat cette fois) peut aligner le monde à coup de canon de 75, la jouissance remplace les larmes, l’absolution est assurée dans un final apocalyptique.

Autant dans Nous étions soldats que Fury subsiste un détail évidemment gênant : l’injonction fondamentale du cinquième commandement du Décalogue, « tu ne tueras point » n’est jamais évoquée… Tu ne tueras point : il s’agit précisément du titre en version française de Hacksaw Ridge, dont la traduction se révèle pour une fois plus intéressante que l’original (désignant le lieu de la bataille racontée dans le film). Mel Gibson – à nouveau lui – officie cette fois-ci derrière la caméra. On le disait plus haut très croyant, mais il est aussi obsédé par la souffrance (cf. La Passion du Christ et Apocalypto). Le film semble donc vouloir répondre à un questionnement intérieur de son réalisateur : comment concilier cet ordre – « Tu ne tueras point » donc – qui ne discute aucune ambigüité, ne laisse aucune place à une quelconque interprétation, et les 2500 ans de carnages – bien souvent au nom de Dieu – qui suivirent son édiction ?

Voici donc l’armée mise en face de ses paradoxes par le jeune Desmond Doss (Andrew Garfield), objecteur de conscience, refusant de toucher une arme mais engagé volontaire. Lui refuse tout compromis avec la lecture qui est la sienne de la Bible. L’armée (par l’intermédiaire du capitaine Glover alors que Doss croupit en prison) rétorque par une dialectique fort maladroite que le Japonais serait le Diable, et qu’à ce titre le tuer reviendrait à servir Dieu (sic). Pas si simple pour Desmond, qui officiera par conséquent en tant que médecin. Avec un héroïsme hors du commun, Desmond sauve seul, un à un, des dizaines de laissés pour mort sur le champ de bataille. Par son sacrifice, total, absolu, il marche dans les pas du Christ et donne une force herculéenne à ses frères d’arme. Les voici grâce à lui galvanisés, sûrs de leur force. Desmond devient une sorte d’envoyé de Dieu, une représentation qui donne tout son sens à la bataille. Quand les Japonais accueillent la mort comme une amie, Doss sauve des vies, garant d’une humanité, d’une moralité ne souffrant aucune critique. Gibson insiste sur une sorte d’esthétisation du gore, à grands renfort de membres déchiquetés, de crânes explosés, de tripes traînant par terre. Doss est seul dans les flammes de l’Enfer, tâtonne aveuglé par les fumées, toujours raccroché à cet unique commandement : ne pas tuer. Il donne ainsi la force à ces camarades d’attaquer gaiement et de repousser les Japs hors de la colline.

Ces trois films mettent en scène des boucheries inhumaines, réalisées, dans le cas de Fury et Tu ne tueras point, avec un mélange d’ultra réalisme brutal et un point de vue autant esthétique qu’immersif, faisant de ces massacres des objets de fascination. L’expérience que le film de guerre propose, et ce depuis le tournant des années 70 avec la génération du Nouvel Hollywood, dont les œuvres se sont davantage intéressées aux êtres humains piégés dans l’horreur qu’aux héros couverts de gloire, permet d’approcher les rivages extrêmes d’une humanité poussée dans ses retranchements. La nature de l’attractivité que suscite ce type de film reste parfois paradoxale, entre voyeurisme morbide et culte jubilatoire de la violence.

L’orée des années 2000 a vu le genre changer sous deux impulsions distinctes : le succès grandissant des jeux vidéo (ave les FPS (jeux de tir à la première personne) comme le populaire Counter-strike ou les désormais classiques Medal of Honor et autre Call of Duty) et les attentats du 11 septembre. Ainsi, d’un côté, le cinéma se trouve dépassé par des fictions dans lesquelles le spectateur/joueur est au centre, acteur dans un scénario qui n’a rien à envier à ceux d’Hollywood. Les réalisateurs se doivent donc de réinventer leur façon de raconter le champ de bataille pour reprendre la main, toucher là où les créateurs de jeu privilégient la jouabilité : aux tripes. De l’autre, les attentats entrainent une nouvelle polarisation du monde. C’est là que la religion peut intervenir. Des discours bellicistes mâtinés de citations Biblique édictés au nom de l’Occident, à savoir d’un front judéo-chrétien, seront alors prononcés par les dirigeants Américains. Dès lors, comment ne pas interpréter Nous étions soldats (sorti en 2002) comme un média pour ce bon vieil Hollywood pour transmettre des éléments dialectiques globaux ? Une fois de plus, l’industrie du cinéma se fait le bras d’une propagande insidieuse et mondiale. La nature profondément déiste de Fury et de Tu ne tueras point est-elle le symptôme d’une époque qui voit l’Oncle Sam prit d’un regain de puritanisme ?

La dialectique de justification sur la base d’une extraction sélective de paroles sacrées que montre ces films est la même que celle qui conduit des jeunes hommes à massacrer le public d’un concert de rock, un Etat à revendiquer une terre comme étant la sienne en considérant ceux d’autres confessions comme des sous-citoyens ou encore un clergé à soutenir un régime prônant l’annihilation d’un peuple tout entier. C’est le même discours de justification qui est sous-jacent dans ces films, animés par la même logique, la même volonté de réaffirmer le socle moral de l’Occident.

François Armandb

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Nous étions soldats de Randall Wallace| 2| 17 avril 2002 | Etats-Unis

Fury de David Ayer| 2| 22 octobre 2014 | Etats-Unis

Tu ne tueras point de Mel Gibson| 2| 9 novembre 2016 | Etats-Unis

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