Michael Haneke vient de recevoir sa deuxième palme d’or pour Amour, trois ans après son dernier film, Le Ruban Blanc. Ils ne sont que six réalisateurs au monde à avoir reçu un tel honneur, et on peut dire que c’est une juste récompense pour un homme qui n’a jamais cédé à la facilité, a toujours fait appel à l’intelligence des spectateurs. Plus que cela, dans chacun de ses films il a interrogé la forme du cinéma en général et de celui dont il se sert en particulier pour soutenir ses propos. Du fait du sérieux permanent de son entreprise, des sujets durs abordés, l’Autrichien est parfois perçu comme quelqu’un d’austère, pour ne pas dire qu’il porte les oripeaux d’un père la morale un peu lourdingue. Pourtant, quiconque a déjà vu et entendu Haneke en interview aura remarqué ses (sou)rires incessants, sa vivacité d’esprit et sa joie de communiquer. Alors on peut se demander : et si chaque film de Michael Haneke n’était qu’un jeu ? Brillant certes, complexe sans doute, mais un jeu tout de même.
Un jeu, c’est bien cela qu’évoquent, directement ou indirectement, Benny’s Video (1992) et Funny Games (1997). Benny joue, que ce soit avec sa caméra ou avec ceux qui l’entourent. Mais ce sont des jeux sadiques : la caméra, Benny va s’en servir pour se filmer en train d’abattre une jeune fille de son âge. Puis Benny se joue de l’amour de ses parents, prêts à tout pour l’aider quand lui se détache totalement du crime qu’il a commis. L’allusion est beaucoup plus franche dans Funny Games, jusque dans le titre de l’œuvre. Deux jeunes gens bien éduqués et propres sur eux s’amusent à torturer une famille issue du même milieu socio-culturel qu’eux. Dans les deux cas, la mise en scène d’Haneke s’attache à interroger le spectateur sur les intentions que nourrit à son encontre le réalisateur (rôle endossé par Benny dans le cas de Benny’s Video, et par un complice caméraman invisible auquel s’adressent occasionnellement les deux meurtriers dans Funny Games). En d’autres termes : quel est le rapport que nous entretenons avec les images filmées ?
Dans Caché (2003), quelqu’un aussi se trouve dissimulé derrière une caméra, et envoie par la poste des cassettes vidéos pour persécuter un couple bourgeois (ces vidéos laissent penser que la famille est observée en permanence). Autrement dit, jouer (une fois de plus) avec ses nerfs. On revient toujours au jeu, et à la violence avec Haneke. Sa filmographie entière est hantée par la violence, psychologique ou physique. Et si l’Autrichien laisse des pistes de réflexion au spectateur, il se garde bien de lui donner des réponses. Certainement parce que lui non plus n’en a pas. La plupart de ses longs métrages (avant la fresque historique du Ruban Blanc (2009) qui a marqué un double tournant, narratif et esthétique) sont inspirés de la rubrique des faits divers. Haneke ne cherche pas tant le pourquoi du comment que la puissance du fait (ici un adolescent meurtrier, là un suicide collectif).
Au spectateur donc de se donner ses propres pistes, de jouer avec les cartes que laisse le réalisateur pour ébaucher ses propres combinaisons, interprétations. En ce sens, 71 Fragments d’une Chronologie du Hasard (1994) peut être perçu comme un puzzle. Les pièces fournies par Haneke construisent lentement, par des plans séquences parfois insoutenables dans leur longueur, le schéma d’un fait divers aussi sec que la réalisation. Pourquoi les plans sont-ils aussi longs ? Pourquoi y a-t’il aussi peu de dialogues ? Parce qu’Haneke se contente de relater un fait dont il connaît finalement très peu de choses si ce n’est son aboutissement. C’est à nous de faire vivre ledit événement dans nos têtes, de nous immiscer dans le cerveau de ces gens si communs impliqués dans un destin extraordinaire. On refait le film en quelque sorte. La gymnastique mentale est épuisante, voire traumatisante dans la mesure où elle s’achève dans un geste fatal aussi choquant qu’il est court, après tant de temps passé à observer la terrible banalité du quotidien.
Le Septième Continent (1989) suit la même logique d’accumulation de faits et gestes a priori communs qui vont conduire au drame. Ces deux films sont de loin les plus difficiles d’Haneke, ceux qui ont sans doute contribué à sa réputation de père fouettard. Mais la carrière du réalisateur n’a cessé de progresser inexorablement vers une forme de pureté, d’élégance dans la mise en scène et le scénario. Cette élégance révèle un visage autrement plus aimable, ou en tout cas abordable de son cinéma. Ce changement s’est amorcé avec La Pianiste (2001), qui a d’ailleurs contribué à la reconnaissance publique d’Haneke. Les techniques formelles de ce dernier y sont moins ostentatoires : ici, plus que la longueur des plans, c’est l’exiguïté qui semble être le maître mot pour représenter le désarroi sexuel d’Isabelle Huppert, coincée dans le lit de sa mère, dans sa salle de prof de piano ou dans une cabine de sex-shop. Du reste, si La Pianiste se tourne vers une forme de fluidité dans le récit, impossible de ne pas retrouver dans la confrontation entre Huppert et Magimel cette obsession indéboulonnable du jeu, amoureux celui-là, et qui tourne mal, forcément.
Depuis, Haneke explore d’autres territoires, notamment via le conte d’anticipation (Le Temps du Loup, 2003) ou le film historique (Le Ruban Blanc). Dans ce dernier, la narration se fait moins heurtée, le noir et blanc est utilisé pour la première fois et il est somptueux. La froideur clinique a laissé la place à une forme plus romanesque. Mais la patte de l’Autrichien est là, toujours. Alors c’est vrai que ce sourire collé aux lèvres quand il est en interview peut surprendre ceux qui ne connaissent de Haneke que ses thèmes récurrents, sombres, sondant les tréfonds de l’âme humaine. Mais dès lors que l’on se rend disponible pour chercher, que l’on aime se faire bousculer devant des films mystérieux, atypiques, ce sourire, on le comprend, est surtout celui d’un homme qui prend beaucoup de plaisir à partager sa passion : un cinéma exigeant, ludique et poil à gratter.
bub
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Le cinema d’haneke est bouleversant !