BILAN CINÉMA 2010-2019
François Corda

FocusLes amoureux des images animées (on n’ose plus parler de cinéphilie tant l’intrication entre le cinéma et les séries télévisuelles est désormais évident) ont subi deux formes d’agression ces dix dernières années : Disney et Netflix. Star Wars, Marvel et de façon générale, le monde des séries, auront cristallisé la quasi totalité des échanges. Aux deux extrémités de la décennie, un seul et même homme : Martin Scorcese. Le réalisateur américain a à la fois grandement contribué à imposer la série comme véritable antenne du septième art (il a réalisé le pilote de la formidable épopée Boardwalk Empire) et enterré haut et fort l’industrialisation dégueulasse du cinéma par Disney (cf. sa tribune dans le New York Times fin d’année dernière). Et comme l’on n’est pas à un paradoxe près, le vieux Martin aura produit son dernier film, The Irishman, via Netflix.

L’ogre américain produit à peu près tout et n’importe quoi, débauche de jeunes réalisateurs de cinéma qui ne font pour l’instant pas grand chose de la « liberté artistique » promise par la multinationale (les échecs d’Annihilation d’Alex Garland et  de Ni homme ni dieu de Jeremy Saulnier, ironiquement très portés sur l’esthétique, et qu’on ne verra jamais en salle) et nous scotche à notre canapé en dégueulant ses programmes au kilomètre. Mais il parvient à séduire les frères Coen, Alfonso Cuarón, Scorcese (pardonnez du peu), sans doute parce que ces derniers ont été déçus de leurs dernières expériences avec les grands studios. La boucle est bouclée.

Cette polarisation subie par le spectateur nous interroge forcément sur notre façon de voir l’image (on n’ose dire consommer). On peut (devrait) être attaché à la salle de cinéma, son contexte d’immersion (la taille de l’écran, le volume sonore, pas de téléphone qui vibre/sonne), mais on ne peut nier que le cinéma, désormais, se joue aussi en dehors des salles. Par ailleurs, si l’offre se résumait à payer 7.99€ par mois pour une quantité ahurissante de films et de séries que l’on peut zapper à l’envie ou acheter une place de cinéma dans un multiplexe 12.90€, le choix serait facile (et déprimant). C’est sans compter une alternative supplémentaire à celle, tenant presque du dédoublement de personnalité, qui fait cohabiter canapé/écran 15 pouces et salle de 700 places avec toile géante : les médiathèques et les salles d’art et essai (voire, soyons fous, les ciné-clubs, pour ceux qui en ont un à proximité).

Dans le second cas, la place de cinéma est souvent, il faut le rappeler, moitié moins chère que dans les complexes, le confort souvent identique, et l’échange humain encore possible ; et on y aura vu, pendant toutes ces années, tout ce que l’on avait besoin de voir : les films de James Gray, ceux d’Ari Aster, de Justine Triet, de Martin Scorcese, d’Asghar Farhadi, de Damien Chazelle, David Robert Mitchell et Emmanuel Mouret. Inutile de revenir en détail sur ces réalisateurs, que nous avons largement évoqués dans nos pages, et qui ont tous connu un certain succès critique (et parfois public). Notre top n’est pas un classement de films, forcément destiné à changer d’ici quelques mois, quelques années. Ce sont en effet des oeuvres que nous avons souhaité saluer, cohérentes, qui signent une vision d’auteur, d’un monde à part, plutôt qu’un coup de génie un peu isolé (à ce titre, Amanda de Mikhaël Hers, Une affaire de famille de Kore-Eda, L’amour est un crime parfait des frères Larrieu, Gravity de Cuarón, Cloud Atlas des soeurs Wachowski, Into the abyss de Werner Hersog et Lebanon de Samuel Maoz auraient pu apparaître dans un top « classique »).

Mais revenons à nos moutons. Complémentaires des salles d’art et essai, les médiathèques ont un autre mérite, à condition de ne pas céder à la pression des quelques dix sorties hebdomadaires en salle (mais ne serait-ce pas une qualité de nos jours, que de prendre son temps ?). L’inscription y est souvent à un prix modique ; et surtout, la médiathèque nous encourage, de façon légale, à revenir sur ces oeuvres que l’on a ratées à leur sortie, à compléter l’oeuvre d’un auteur sur lequel on a flashé en salle, ou à découvrir des séries en cours (ou achevées, avec un peu de chance). Sans compter, une fois de plus, le facteur humain, celui de l’échange cinéphilique, du conseil réciproque.

Cela nous aura permis, cette année, de constater qu’Amanda de Mikhaël Hers est l’aboutissement splendide de deux balbutiements (Ce sentiment de l’été et Memory Lane, très loin d’être aussi subjuguants, mais avec, déjà, un vrai style de mélancolie printanière), et qu’Emmanuel Mouret est définitivement le prince du marivaudage (L’Art d’aimer, qui vaut tout autant que Caprice et Mademoiselle de Joncquières). C’est aussi la médiathèque locale qui nous aura permis de revenir sur les deux premiers films de S. Craig Zahler, Bone Tomawak et Section 99, qui précèdent Traîné sur le bitume, chef d’oeuvre monstrueux, honteusement privé de sortie ciné en France. S. Craig Zahler a construit en trois films un véritable genre à part, où la violence la plus abrupte le dispute à l’humour glacial, où le sang-froid semble être le seul rempart face à l’abomination. On compare le réalisateur à Tarantino, mais le monde de Zahler est beaucoup plus cynique, pour ne pas dire nihiliste.

Comment ne pas achever ce papier par deux autres paradoxes de l’industrie cinématographique de la dernière décade : Making a murderer, sorte d’appendice tentaculaire du magnifique Into the abyss de Werner Herzog, a été produit par Netflix et reste introuvable (pour le moment) en DVD. Cette série qui jette un voile de honte sur la justice américaine et dévoile à la fois l’un des plus grands méchants contemporains du cinéma (le procureur Ken Kratz, dont la vilénie semble insurpassable) et son pendant super-héroïque, l’avocate Kathleen Zellner, n’est visible QUE sur Netflix. De quoi donner des sueurs froides aux allergiques de la multinationale (pour mémoire, et garder ses convictions saines et sauves, rappelons que la chaîne propose un mois gratuit sans engagement, à bon entendeur salut) !

Enfin, Mad Max : Fury Road. Seul blockbuster de la décennie conçu pour les masses et réalisé par un papi (George Miller, 69 ans à la sortie du film), ce quatrième volet est animé d’un seul et même mouvement, une fuite en avant perpétuelle, où la jouissance est de tous les plans. Ou comment l’espoir d’une nouvelle ère d’entertainment a été tué dans l’oeuf* par des corps bodybuildés moulés dans des collants bariolés.

* le film a eu un succès tout relatif au box-office, et Miller est toujours en conflit avec la Warner, ce qui le retarde dans le développement de Mad Max 5.bub

François Cordabub

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Top cinéma 2010-2019

Ari Aster
S. Craig Zahler
James Gray
Martin Scorcese
Justine Triet (sauf pour Sybil)
Asghar Farhadi
Emmanuel Mouret
Damien Chazelle
George Miller
Steven Soderbergh (pour The Knick seulement)
Laura Ricciardi et Moira Demos (Making a Murderer)
David Gordon Mitchell
Terence Patrick Winter (Boardwalk Empire)

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