ET SI ON CHANGEAIT DE CORPS ?
transfert – altered carbon

DeterreParmi les questions que la science-fiction s’emploie à traiter ces dernières années, on retrouve une thématique assez nouvelle : celle de la séparation physique de l’esprit humain de son enveloppe corporelle. Jusqu’à présent on retrouve plutôt l’échange de corps comme ressort comique dans des comédies (Freaky Friday, Dans la peau d’une blonde …) ou dans de vielles séries telle Code Quantum, où le personnage changeait de corps et d’époque à chaque épisode. Abordé sous un angle  beaucoup plus dramatique et à l’échelle d’une population, la chaîne Franco-Allemande Arte diffusait en 2017 Tranfert, série hexagonale d’anticipation faisant de ce sujet son fil rouge. De l’autre côté du spectre audiovisuel et de l’Atlantique, le géant Netflix sort en ce début d’année Altered Carbon, série américaine aux inspirations cyberpunk, dont le budget, autour duquel la plateforme refuse de communiquer, atteindrait des sommes record.

Transfert et Altered Carbon proposent un monde où l’esprit, l’âme, la conscience peuvent se télécharger, être transférés d’un corps à l’autre, voir être stockés. Ghost in the Shell (de Mamoru Oshii, 1997) montrait déjà cela, dès son générique, en commençant par définir le fameux Ghost, l’équivalent de l’âme qui définissait l’incarnation d’une machine par une intelligence. Changer de corps à volonté, voilà de quoi remettre en perspective les questionnements éthiques actuels sur la monétisation des corps (par exemple le débat de la gestation pour autrui) ou le transhumanisme, soit la croyance contemporaine en l’homme augmenté, dont on commence à entrevoir les réels enjeux aujourd’hui (la recherche avance dans le domaine des cellules souches et – pourquoi pas un jour ? – la mise en culture des organes, ce qui permettrait de prolonger indéfiniment un corps en état de fonctionner). D’un côté ou l’autre de l’Atlantique, ces questions  semblent avoir inspiré, avec une fortune diverse, les créateurs des deux séries.

La série Transfert se concentre essentiellement sur les effets de ces  dissociations corps/esprit, tentant d’analyser ses impacts sur la population, imaginant les bouleversements qu’une telle révolution pourrait apporter dans notre société. Peu d’éléments SF en-dehors de cette avancée technologique en particulier ; le modèle sociétal en question est semblable à celui que nous connaissons en France ou en Europe actuellement, on a bien à faire à une dystopie. Mais de nombreuses pistes de réflexions nous sont soumises : quel discours défend cette technologie ? Quelles sont les dérives immédiates ? Quel est le rôle du politique ? De la religion ? Utilisant des mécanismes scénaristiques identiques, basés sur la possibilité de passer d’une enveloppe corporelle à l’autre, Altered Carbon ne s’attarde finalement que très peu sur les questions évoquées ci-dessus, mais s’appuie sur ces mécanismes pour confronter ses héros et leur fournir des motivations : la vie éternelle pour les puissants, la quête de son corps d’origine pour le personnage de Kovacs, l’attention d’Ortega avec celui qui habite le corps de son homme …

Même si la technique est différente dans les deux séries (transfert direct d’un corps à un autre qui vient de mourir – comme une greffe d’organe intégrale ! – dans un cas, stockage de la donnée dans une pile dans l’autre), les mêmes situations sont évoquées. Par exemple un être incarne un corps, se retrouve confronté à l’environnement familier de l’ancien propriétaire de celui-ci et doit en assumer les décisions. La question qui découle pourrait être la suivante : à quel degré mon corps détermine-t-il qui je suis ? Ce qui me constitue physiquement n’a-t-il qu’un but strictement fonctionnel ? Transfert ne tranche pas de façon définitive quand Altered Carbon n’évoque que ce qui est réellement visible : le genre, la couleur de peau, l’âge conditionne la façon dont le monde nous perçoit.

Notre désarroi et notre perte de repères face aux enjeux de notre décennie semblent prendre corps dans ces fictions : les personnages perdent pour certains un peu de leur identité en changeant d’enveloppe comme de chemises, la population ne peut plus se fier à l’aspect physique de ses congénères, plus personne ne peut prétendre connaître son propre entourage… Ainsi un tueur de sang-froid peut habiter dans la peau de votre charmante petite fille ou votre mémé adorée reviendra sous les traits d’un voyou tatoué de la tête aux pieds. A ce titre-là, les dangers sont nombreux et peuvent survenir dans notre cercle intime : famille, partenaires, amis, collègues. Peut-être que se traduit ainsi notre peur d’un ennemi à la fois familier et insaisissable, syndrome des nouvelles formes de terreur que nous connaissons, entre attentats et lois liberticides. Dans la série française, les situations sont inextricablement liées entre-elles (le chef de la brigade qui traque les transférés illégaux en est lui-même un…), obligeant les protagonistes à remettre sans cesse leurs opinions en question.

Si l’âme peut être transférée ou stockée dans une pile, alors c’est qu’elle existe ! Aussi dans les deux séries, les religions se trouvent justifiées – l’existence d’une âme pouvant être attestée –, donc prennent un nouvel essor et luttent farouchement contre ces échanges d’enveloppes corporelles, dans des sortes de croisades idéologiques. Cet aspect existe en toile de fond dans Altered Carbon, mais on sent que les producteurs ont soigneusement évité le sujet. En aucun cas les positions radicales des adeptes ne sauraient être remises en question. Au contraire le doute tourmente jusqu’à la tête du clergé dans Tranfert, confronté à sa responsabilité et aux choix moraux qu’il doit prendre.

La technologie est aussi un enjeu politique pour les puissants… Dans Altered Carbon, une sorte d’Olympe, des tours immenses, ont été érigés au-dessus de la ville embrumée. Ce lieu est dirigé par des humains rendus immortels : ils changent de corps dès que le leur est usé. Ce droit ne doit être réservé qu’à eux seuls. Côté Européen, l’Etat met en place des lois pour interdire les transferts. Les puissants contournent ces lois sans vergogne en passant par les réseaux mafieux pour là encore avoir la possibilité de toujours se réincarner.

En travaillant sur ces thèmes, et notamment la notion d’identité, la série d’Arte montre bien comment le doute peut conduire le plus intègre des humains à se recentrer sur ce qui constitue son ADN propre, la religion reprenant son bon vieux rôle de catalyseur des désespoirs et des peurs. Ambitieuse en souhaitant parcourir le champ des possibles avec les postulats qu’elle adopte, les six épisodes ont le mérite de n’éluder aucune question tout en portant un regard nuancé sur les choix moraux faits par les personnages. Toutefois, dans sa volonté de bien faire, Transfert se perd un peu parfois dans les nombreux méandres de son scénario, en introduisant trop vite certains personnages secondaires qui en deviennent caricaturaux.

La série Altered Carbon fonce à travers les planètes, les villes tentaculaires et les univers virtuels. On croule sous les références assumées, notamment à Blade Runner (c’est exactement le même décor !) ou à Matrix, dans un univers ultra-stylisé. L’histoire est racontée à travers le spectre d’un cahier des charges (toujours les mêmes scènes de combat et les mêmes scènes de sexe), mais captive par sa dimension mythologique (un simple mortel revenu des Enfers atteint l’Olympe, puis subit le supplice de Prométhée enchainé à son rocher, condamné à avoir le foie dévoré chaque jour, et chaque nuit l’organe repousse). En revanche, on regrettera ici le manichéisme des personnages (laissant peu de place à l’ambiguïté justement de certains choix moraux), l’absence de mise en perspective devant les enjeux philosophiques de l’intrigue et le côté réactionnaire de la fin : si Dieu a décidé d’un certain ordre des choses, ce n’est pas à l’humain de venir le perturber.

Transfert est une forme d’expérimentation, valeureuse dans sa volonté de traiter son sujet de manière complète et exhaustive. Une bonne copie d’élève sérieux donc, mais à qui il manquerait un souffle épique, un supplément romanesque. De l’autre côté et à l’inverse, Altered Carbon, engoncé dans une morale affligeante, propose un spectacle calibré, empruntant sans vergogne à tous ses aînés, et ne s’intéressant à la science-fiction que pour sa forme, et non son lot de questionnements éthiques et sociétaux. Ce que nous disent finalement Transfert et Altered Carbon, c’est que si la dystopie reste encore et toujours le cadre fictionnel le plus prometteur pour évoquer notre temps, la science-fiction, elle, ne semble aujourd’hui capable que de mettre les moyens de son époque au service d’une reformulation plus esthétique et plus graphique de ses gloires  passées.

François Armand

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Transferts créé par Claude Scasso et Patrick Benedek (France ; 6 x 58 min)

Date de sortie : 16 novembre 2017 sur Arte

Altered Carbon créé par Laeta Kalogridis (Etats-Unis ; 10 x 60 min)

Date de sortie : 2 février 2018 sur Netflix

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