Les Saignantes
Jean-Pierre Bekolo

Deterre« Nous étions déjà en 2025, pas grand-chose n’avait changé ». Étrangeté d’une voix-off qui parle du futur à l’imparfait. Fille à moitié nue qui semble en apesanteur au-dessus d’un homme, bras tendus vers elle. Fondus au noir nerveux et volutes trip-hop qui segmentent la scène. Nous sommes à Yaoundé et le titre du film apparaît : Les Saignantes.

Si l’on s’en tient à la cohérence de l’imagerie, pas de doute, il s’agit du futur. Métropole nocturne, éclairages couleurs primaires, vêtements caoutchouc et perruques rouges. Les voitures ne volent pas, mais démarrent à la reconnaissance vocale. Dans cet univers, le réalisateur Jean-Pierre Bekolo emprunte un rituel traditionnel, le Mevoungou, pour le transformer en force motrice de deux personnages féminins – les saignantes, the bloodettes en anglais. Le scénario repose sur un aller simple dans la capitale camerounaise, ponctué d’urgences : cacher le corps d’un homme mort, le découper dans un abattoir, en récupérer la tête pour des funérailles, rattacher cette tête à un corps, etc. La détermination des personnages, Majolie et Chouchou, suffit. Leur sexe mène la danse.

Mais s’agit-il bien du futur ? Le futur, c’est, par exemple, la nuit et l’abstraction des détails quotidiens du jour. Cette nuit est également une nuit de métropole africaine d’aujourd’hui, sans éclairage public, opaque et parsemée de spots lumineux. Quelle différence avec aujourd’hui ? Ou, comme le signale un encart au début du film : « Comment faire un film d’anticipation dans un pays qui n’a pas d’avenir ? » Le film, réalisé en 2005, date maintenant de dix ans. En l’inscrivant de fait dans le futur, mais en n’en décalant que très peu l’univers, Bekolo lui donne une extraordinaire dimension politique, jouant sur un futur comparable au présent et un présent semblable à un décor de science-fiction. Il ne s’en tient pas là : ce qui extirpe le film de l’œuvre à message, c’est son ambition visuelle finalement assez rare d’associer un régime d’image inédit à un régime de normalité imaginaire et futuriste.

Hachant un récit sans cesse recommencé avec une musique identique, Bekolo fabrique son film sur une ligne de crête efficace, entre la continuité d’une voix off de femme aux airs de prêtresse omnisciente et une temporalité faite d’allers et retours : anticipation d’un plan à venir et insertion dans la séquence qui précède, rappels des mêmes plans, apparitions de personnages hors de contexte. Son formalisme semble se nourrir à la fois d’une pratique de l’hyperlien et de l’esthétique ultra-codée du clip, qui, dans le meilleur des cas, est pure apparition, pure redondance. Dans Les Saignantes, le découpage ne formate pas l’expérience : le rapport à la continuité est constamment déjoué, la succession des séquences se faisant matière étrangère, entre rêve et exotisme d’un univers inconnu.

Que peut d’ailleurs être le futur, sinon un imaginaire ? Et que peut être sa représentation, sinon une manière nouvelle de faire cohabiter des images ? Face au récit horizontal, Les Saignantes favorise la verticalité de plans qui viennent casser les scènes et la logique scénaristique. À chaque séquence, les personnages dépassent l’enchaînement narratif : un charcutier cannibale reconnaît un homme en mangeant son doigt, Chouchou passe sa main sur sa poitrine, Majolie offre un baiser gratuit à un organisateur de funérailles, une pause devient prétexte pour une chorégraphie, etc. Il y a un supplément d’âme, une force magique de chaque plan (couleur, nudité, expression saugrenue, angle de caméra, effet de perspective), une vitalité et un humour qui, associés à cette manière de heurter la temporalité, rend étrange ce qui pourrait nous sembler normal. L’ensemble n’est pas inoffensif pour l’imagination. Pas de doute, nous sommes bien à Yaoundé, en 2025.bub

Marc Urumi

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Les Saignantes de Jean-Pierre Bekolo (France, Cameroun ; 1h34)

Date de sortie : 2009

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