Sin City : j’ai tué pour elle
Robert Rodriguez

EnterrePour comprendre ce qui se joue dans l’adaptation cinématographique de Sin City par Robert Rodriguez, considérons un moment ce qu’est une légende et comment celle-ci se forme. A une époque donnée ; un ou plusieurs évènements marquants se produisent. Immédiatement se mettent à circuler le récit de ces évènements, tantôt de simples rumeurs, tantôt des témoignages directs. À mesure que les années passent, le récit est transmis de génération en génération, se magnifiant l’âge aidant. Si bien qu’au bout du compte, on peut se retrouver avec une légende épique narrant les nobles actions de quelques héros oubliés, alors qu’à l’origine il ne s’agissait que d’un vulgaire pillage sans gloire. Ce passage d’une réalité sordide à une représentation fantasmée donne des pistes de compréhension pour saisir les enjeux de l’adaptation, car il s’effectue ici en sens inverse. L’animation de la bande dessinée de Frank Miller constitue un passage de la légende (la B.D.) à la réalité (le film), malheureusement aux dépens du dernier.

Sin City, la bande dessinée, ce sont des crapules qui ne se transforment en héros maudits que dès lors qu’elles sont figées sur un support immobile. A voir le nouveau film de Rodriguez, un constat s’impose : le format de la B.D. convient bien mieux à une figuration moins réelle, plus fantasmée du monde de Sin City ; l’animer dans le langage cinématographique, c’est transformer les forces de l’œuvre de Frank Miller en faiblesses. C’est faire tomber la légende, constater à quel point la réalité est moche en regard de l’impression fugitive qu’on s’en était faite. Sin City apparait alors telle qu’elle est en réalité : caricaturale et binaire, avec au premier plan un style exacerbé en guise de cache-misère.

En construisant son film, Rodriguez a de toute évidence pris le parti de coller au plan près au matériau de base. Les images fortes de la bande dessinée sont purement décalquées, le réalisateur s’efforce de reporter sur écran son visuel éclaté et sa narration stylisée. L’apport du cinéaste serait donc potentiellement celui du mouvement cinématographique, animant les plans figés de la B.D. La première question qui se pose est la suivante : l’œuvre de Frank Miller bénéficie-t-elle de ce mouvement ? À en juger par le résultat, pas sûr. Car indépendamment du fait qu’on soit ou non familier avec la bande-dessinée, on ne cesse tout au long du film de se rapporter à celle-ci ; et plutôt que de se réjouir devant ce qu’on vante comme étant d’une ‘grande inventivité visuelle’, on se retrouve immanquablement à se dire : « tiens, ça rendrait bien mieux en B.D. ». Le paradoxe est donc que les images, aux mains de Rodriguez, perdent de leur puissance lorsqu’elles cessent d’être figées.

Contrairement à ce qu’on devine des intentions du réalisateur, animer (au sens littéral de « donner vie ») le bestiaire de ceux qui rôdent au sein des rues crades de Sin City est loin de jouer en leur faveur. Car si l’on se concentre sur ce qui se passe au delà de l’indéniable originalité graphique de Sin City, sur la substance du monde de Miller, que reste-t-il ? Des enjeux extrêmement caricaturaux, des personnages binaires mono-faciès, un ton stylisé à outrance qui assomme à force de maximes et punchlines grossières. Pour sûr, le propos de Sin City ne vole pas très haut, ce qui en fait une œuvre originale est à trouver ailleurs ; dans les enjeux soulevés par le choix du format de représentation de tout ce qui en fait la substance. C’est à dire sa violence extrême et ses personnages typés animés par leurs quêtes vengeresses. Ces enjeux sont certes présents dans les deux œuvres, mais là où la B.D. ne nous en offre qu’un aperçu fantasmé – laissant au lecteur le loisir de se construire lui-même un monde idéalisé – le film fait l’erreur de rendre tout cela bien trop « vivant », si bien qu’on se retrouve confronté trop directement aux imperfections et incohérences de cet univers extrêmement stéréotypé. En l’état, et malgré la participation de Miller lui-même à la réalisation du film Sin City, seul le format de la bande-dessinée aura su se contenter de donner une belle force évocatrice à la ville du péché.ub

Martin Souarn

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Sin City : J’ai tué pour elle de Robert Rodriguez (Etats-Unis ; 1h42)

Date de sortie : 17 septembre 2014

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