LE BONHEUR
Agnès Varda

uDeterreTroisième film d’Agnès Varda après Cléo de 5 à 7, Le Bonheur passe souvent inaperçu dans la filmographie de la cinéaste. Lumineux, clair comme une carte postale des Trente Glorieuses, le film est accoudé au réel et distille un parfum à la fois champêtre et venimeux. Ce grand écart, soumis à la question des représentations morales, rend le tout vertigineux.

Le Bonheur n’a pas d’intrigue. Il égrène les journées, les unes après les autres. Les événements surviennent, tombent du ciel, tissent un destin. C’est dans cette toile tragique que le héros, un menuisier qui aime sa femme et ses enfants, créera un chemin qui est le sien : tombant amoureux d’une autre femme, il décide de partager sa vie entre elle et son épouse, dont il reste très amoureux ; puis, un jour de pique-nique, celle-ci se noie dans un étang. Ayant dit ceci, plusieurs questions apparaissent. « Partage »-t-il sa vie, ou, comme Agnès Varda le précise, « ajoute »-t-il du bonheur à son bonheur ? Est-il question, comme il est écrit sur la présentation du DVD, de ne pas « se priver », ou, comme le dit le héros à son épouse, de voir fleurir tous les pommiers à la fois ? S’agit-il d’une noyade ou d’un suicide ?

L’éclat du Bonheur tient en grande partie à la manière dont le « drame » est envisagé. Le fil narratif est ténu voire inexistant : c’est un attachement réaliste à ce qui fait le bonheur de chaque journée, que ce soit la cuillère en bois que l’on lèche ou l’éclat du soleil sur des joues. Tout ce qui se joue chez les personnages est limpide : ils sont heureux. Le sont-ils trop pour que cela soit crédible ? Cela cache-t-il quelque chose ? C’est la force de Varda de croire à ce bonheur, sans ironie. C’est sa force d’opposer sa croyance à une supposée lucidité qui voudrait voir ces personnages faiblir à un moment ou un autre. Or, le film n’obéit pas à un déterminisme scénaristique où les bons sentiments cacheraient quelque chose, où le « drame » surgirait de manière souterraine. Le Bonheur, au contraire, est éclatant. Pour Varda, l’apparence du bonheur, c’est déjà le bonheur.

S’attachant aux matières et aux couleurs, ouvert à la lumière des choses et des êtres, le film se situe hors des stratégies de démonstration politique auxquelles il est souvent réduit : prétendu éloge de la femme libre face aux carcans moraux, modernité qui annoncerait 1968, etc. Non, le film ne dit pas cela. Il ne répond à rien, et à aucun moment Varda ne lutte contre la prolifération des interprétations (le film serait moral car le héros est puni ; il serait immoral car c’est la femme adultère qui devient la nouvelle épouse). C’est le risque de certains films de ne pas sous-titrer chacune de leurs intentions. C’est leur puissance surtout : ils nous laissent avec eux-mêmes, longtemps, ils s’instillent. Ils nous laissent aussi avec nous-mêmes : habitué au scepticisme face au bonheur qui nous est raconté, on sort du film questionné, grandi. Et hanté par le fantôme d’un être dont le bonheur était grand et la mort sans réponse.bub

Marc Urumi

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Le Bonheur d’Agnès Varda (France ; 1h25)

Date de sortie : 1964

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