YUYA UTCHIDA & THE FLOWER TRAVELLIN BAND
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FocusBoredoms, Acid Mother Temple, OOIOO, Ruins… Les groupes japonais contemporains proposent une musique parmi les plus originales, inventives et visionnaires qui soient. Pour la plupart des occidentaux, ces groupes semblent sortir de nulle part, d’autant plus qu’on sait le Japon envahi par la pop ultra kitsch et commerciale lancée en pâture à des adolescents en mal d’idoles. Pour autant, cette face n’est que la partie émergée de l’iceberg. La partie immergée, c’est-à-dire underground, propose un catalogue d’artistes impressionnants d’inventivité. On est alors en droit de s’interroger, historiquement parlant, sur l’origine d’une telle scène japonaise ayant réussi contre toute attente à se défaire d’une production effrénée de fac-similé de rock occidental. On trouvera des éléments de compréhension en suivant le parcours atypique de Yuya Utchida, musicien fondateur d’un groupe  dont la musique révolutionnaire donna une impulsion d’ampleur nationale à l’underground du pays du soleil levant ; j’ai nommé le Flower Travellin Band.

Avant de se pencher sur le personnage d’Utchida, il convient de revenir plusieurs années plus tôt – bien avant l’invention du rock’n’roll – afin de comprendre comment la culture japonaise s’est voracement emparée du phénomène rock. Lors des années d’occupation post-Seconde Guerre Mondiale, les Japonais assimilèrent la société occidentale capitaliste (qui à l’époque les tira hors de la crise économique) comme un véritable miracle. Ils intégrèrent allègrement la musique américaine dans le processus. C’est donc tout naturellement que les Japonais se déhanchèrent à l’unisson avec l’Amérique lorsque le rock’n’roll sauvage secoua cette dernière. Riche en possibilités, le rock’n’roll permit au Japon de développer considérablement le nouvel intérêt de la population pour le petit écran en « starisant » instantanément le moindre péquenaud sachant aligner deux notes justes (*). Pris par une fascination mâtinée d’horreur, le Japon traditionnel (comprendre rigide et nationaliste) assista à l’assaut de sa nation par des pantins artificiels élevés au rang d’idoru – c’est à dire « idole » en Japanglais. Le rock devint tout-puissant lorsque les Beatles s’imposèrent sur la scène internationale. Dès lors que le « fab four » pointa le bout de son nez, les patrons du star-système japonais en saisirent le potentiel commercial et se mirent, comme pour le rock’n’roll, à produire à la chaîne des boys-band médiocres (**) regroupés sous le nom de scène GS, c’est à dire « Groupe Sounds ».

Cependant, alors que le rock au Japon était bien parti pour devenir un phénomène strictement commercial dénué de toute originalité voire d’intérêt musical, certains musiciens vétérans du GS se révoltèrent contre la pauvreté artistique ambiante. Ces irréductibles furent en 1969 à l’origine d’un nouveau style, simplement intitulé « New Rock ». On en vient donc au personnage qui nous intéresse ; Yuya Utchida. Ce dernier, ex-rocker des années 50 cherchant à se construire une crédibilité auprès de ses contemporains, fait partie de ces rares esprits aventureux à émerger de cette scène avec une sacrée ambition. Pour sa première mouture du groupe alors simplement baptisé The Flowers, Utchida recrute six autres membres dont nous retiendrons le guitariste Hideki Ishima, le batteur Joji Wada et la chanteuse Remi Aso. Le tout jeune groupe fait alors ses crocs via une première tournée de concerts qui trouve rapidement son public. Très vite, un premier LP – Challenge – est enregistré, avec des Flowers au plus haut de leur forme dynamisant leurs morceaux en faisant preuve d’un grand professionnalisme : la technique et l’entente musicale des musiciens sont admirables. Cependant, le disque demeure comme le formule Julian Cope dans son Japrocksampler une « impasse schizophrénique ». En effet, une fois de plus, les japonais doivent se reposer sur des reprises, incapables de proposer des compositions originales de qualité. Les rendus des morceaux de Big Brother & The Holding Company, Jimi Hendrix et Cream étaient parfaits. Mais quel était l’intérêt d’enregistrer des morceaux identiques aux originaux ? L’énergie et la bonne humeur étaient au rendez-vous, mais ce n’était plus suffisant. Plus pour Utchida en tout cas, qui commence à comprendre qu’il manque aux Flowers cette espèce de volonté de changer le monde qui anime tant de groupes occidentaux pourtant bien moins habiles qu’eux techniquement parlant. Même la pochette choc montrant le groupe nu dans un champ de maïs (la chanteuse Remi incluse) ne suffit pas à faire de Challenge un succès artistique. Alors que les Flowers tournent en rond, à enchaîner de furieux concerts mais sans nouvelles compositions à l’horizon, Yuya Utchida fait la rencontre de l’ancien chanteur du groupe à minettes Nine Ace, Joe Yamanaka, sur les répétitions de la version japonaise de la comédie musicale Hair. Ce dernier, doté d’un organe vocal puissant et d’une coupe afro trop énorme pour entrer dans les carcans esthétiques GS, erre sans but et ne tarde pas à se faire recruter par Utchida. Le prochain concert des Flowers, à huit sur scène donc, sera le dernier.

Yuya Utchida a vu quelque chose en Joe Yamanaka. Guidé par cette vision, le rocker prend une décision drastique ; faire exploser les Flowers. Tout le monde est viré, à l’exception du guitariste Hideki Ishima, du batteur Joji Wada et bien sûr du nouveau chanteur star. Lui-même hors course, Utchida se baptise manager et continue de tirer les ficelles dans l’ombre. Après avoir recruté un nouveau bassiste nommé Jun Kuzuki, Utchida lâche sur la scène japonaise ceux que l’on appelle désormais les Flower Travellin Band. Dans leur salle de répétitions à Tokyo, le groupe nouvellement formé apprend à se connaître. Le batteur Joji Wada notamment s’applique à désapprendre méthodiquement les éléments jazzy de son jeu (qui faisaient souvent office de remplissage sonore) pour s’orienter vers un jeu heavy plus massif. Galvanisé par les possibilités qui découlent de l’alchimie naissante entre les membres des Flowers, Utchida décide avec l’accord de Kuni Kawachi (ancien membre du groupe Happening Four +1) de les greffer au projet de celui-ci, appelé Kirikyogen. Ce projet, orienté heavy rock, est de fait l’écrin idéal pour le Flower Travellin Band qui commence à faire ressortir ses atouts. Et le plus grand de ces atouts se révèle être Hideki Ishima, le guitariste. Dans ce groupe à effectifs réduits où une place est enfin laissée au silence, Ishima saisit l’occasion de déployer l’immense potentiel qui dort en lui. En acoustique, il tisse des grooves ensorcelants tandis qu’en électrique, il fait exploser des breaks impressionnants de puissance et dévoile une feeling excellent au bottleneck. L’album qui résulte de ces sessions, considéré par les participants comme une simple démo, fait pourtant un effet boeuf sur le public japonais qui considéra Kirikyogen comme un petit miracle. La scène rock japonaise proposait enfin une collection de compositions originales portées par une interprétation à la hauteur des disques occidentaux.

Seulement, Yuya Utchida n’est pas satisfait ; il trouve l’orgue de Kawachi (façon Procol Harum) trop envahissant, comme l’avaient pu être les deux guitares rythmiques des Flowers qui empêchaient Ishima de s’exprimer. Les sessions de Kirikyogen lui apprirent donc deux choses. Premièrement : le silence est important. Deuxièmement : le salut viendra de la guitare d’Hideki Ishima. Ces deux idées en tête, Utchida se précipite en studio afin de damer le pion à la concurrence, avant même que le groupe n’ait eu le temps de composer. C’est ainsi que naît Anywhere et sa célèbre pochette représentant les quatre membres du groupe chevauchant leurs motos nus comme au premier jour. La précipitation d’Utchida entraîne le groupe à produire un nouvel album… de reprises. Dès lors tout le monde s’accorde à dire que le Flower Travellin Band va droit dans le mur avec ce qui aurait pu constituer un énorme pas en arrière. Heureusement, la parution effective du disque estomaqua les pessimistes en proposant, certes des reprises de morceaux occidentaux, mais surtout des reprises au sens noble, de celles qui transfigurent le matériau d’origine pour l’emmener en des contrées inexplorées. Finies les chansons psyché-hippies du milieu des années 60 qui donnaient systématiquement aux Flowers plusieurs années de retard sur l’Occident. En 1970, le Flower Travellin Band est à jour et exerce sa créativité sur un rock bien plus actuel en s’attaquant à deux mastodontes occidentaux : Black Sabbath et King Crimson. Les reprises de l’éponyme du premier et du « 21st Century Schizoid Man » du second sont clairement l’événement de l’album. L’interprétation qu’en donne le groupe, pour l’époque et replacée dans le contexte très particulier qu’est celui de la scène rock japonaise à l’orée des seventies, est tout simplement révolutionnaire. Le « Black Sabbath » des nippons repousse jusqu’aux extrêmes la notion de « heavy » encore toute jeune à l’époque en ralentissant drastiquement le tempo et en épurant le contenu pour garder rien d’autre que ce qui pèse lourd. L’air de rien, cette reprise à elle seule annonce l’arrivée future de styles tels le doom, le sludge voire le stoner, styles au sein desquels les Japonais ne sont pas en reste (***). De même, le morceau de King Crimson se voit délibérément amputé de ses cuivres et roulement de toms jazzys tandis que le groupe se concentre autour du riff central en appuyant lourdement la rythmique. Comme si le morceau avait été joué par Black Sabbath, justement… Le reste du disque propose d’autres morceaux réussis, notamment la reprise folk de « House of the Rising Sun » à laquelle ont été injectés des accords jumeaux de ceux de « Stairway to Heaven » (qui ne paraîtra qu’en 1971), mais les deux morceaux sus-cités suffisent pour comprendre l’importance d’Anywhere. Le Flower Travellin Band, en procédant méthodiquement, vient d’apporter sur deux albums différents la preuve symbolique que le Japon est capable de briller par ses compositions originales et par un son et un style qui n’appartient qu’à lui. Il reste pour Yuya Utchida et son groupe une dernière étape à franchir avant de donner à l’underground japonais la claque qu’il mérite.

Cette étape, c’est Satori, l’album qui parviendra à conjuguer les apports de Kirikyogen et Anywhere pour produire un véritable chef d’œuvre original made in Japan. La tournée nationale accompagnant la sortie d’Anywhere permet au Flower Travellin Band d’aiguiser une fois de plus un style toujours en constante évolution. Désormais seul maître à bord, Hideki Ishima va pouvoir donner de l’amplitude à ses riffs et autres motifs mélodiques trouvant leurs racines dans les gammes indiennes qu’affectionne tout particulièrement le guitariste. La musique des Japonais prend alors des allures de proto-metal oriental sinueux, insidieux, et hypnotique trouvant son apogée dans la longue piste « Satori III ». En se concentrant exclusivement sur le seul jeu d’Ishima, Satori propose une musique extrêmement aiguisée, où l’alliage rythmique basse/batterie mis au service de la guitare donne à chaque note la puissance d’une perceuse. Quant à l’apport de l’ex star GS Joe Yamanaka, il est étonnamment minime. Intégré à cette démarche de concision, le chanteur prend la décision étonnante (et salvatrice) de se mettre en retrait par rapport au reste du groupe, ne chantant que lorsque c’est vraiment nécessaire. Imagine-t-on un Robert Plant ou un Ozzy Osbourne faire de même ? Ainsi, le dépouillement est le maître mot de Satori ; il semble que Yuya Utchida soit parmi les premiers producteurs japonais à saisir toute l’importance du silence. Ce simple fait donne un avantage non négligeable au groupe par rapport à ses concurrents occidentaux, qui sont pour la plupart décidés à combler les silences en inondant leurs morceaux de notes en pagaille. L’album s’organise en cinq longues pistes sobrement intitulées de « Satori I » à « Satori V » pour préserver un certain mystère autour du disque, selon les plans marketings d’Utchida. Tout semble réuni pour faire de Satori un objet unique, profondément original, qui se hisse haut la main parmi les meilleurs disques de rock du début des années 70. Sur un plan artistique, la victoire est totale : on tient l’objet fondateur de tout un pan de l’underground japonais, dont sont issus les groupes cités au début de l’article. Cependant, au grand dam de Yuya Utchida, le succès commercial reste limité (****) ; le grand public japonais se pâme désormais sur la nouvelle scène folk japonaise, aussi creuse que la mode GS.

La carrière du Flower Travellin Band ne s’arrête pas à ce coup d’éclat, mais la suite sera de moins en moins réjouissante. Pris en charge par un producteur canadien, le groupe restera prisonnier de son décalage culturel et se pliera sans mot dire aux directions artistiques qui leur furent imposés. De ces sessions résultera un album de folk ironiquement nommé Made In Japan, pas mauvais en soi (le savoir-faire du quatuor reste intact), mais qui constitue néanmoins une perte d’identité pour le groupe. Pire, leur dernier LP Make Up peut légitimement être considéré comme un désastre artistique : les Flowers, fauchés, s’abaissent à sortir un album presque intégralement constitué de reprises (« Blue Suede Shoes », quelle dégringolade de la part d’un groupe jadis si visionnaire).

En dépit de cette triste fin, l’héritage du Flower Travellin Band reste puissant. Le parcours passionnant de Yuya Utchida a eu l’effet désiré sur l’underground nippon, qui saura dès lors proposer à son tour des œuvres qui leur appartiennent, à l’image de la culture si particulière du Japon. Satori en particulier est constitué d’un alliage qui n’aurait su être forgé qu’au sein d’une culture alliant une discipline de fer à pareil génie d’assimilation. Les éléments de rock occidentaux ont ainsi été digérés par le groupe qui a su les sublimer en quelque chose d’entièrement neuf au terme d’un travail extrêmement méthodique : la création d’une alchimie de groupe (Kirikyogen), la confrontation avec les classiques existants (Anywhere) et l’émancipation grâce aux compositions originales (Satori). Le Japon restera à jamais marqué par le bourgeonnement inattendu des Flowers de Yuya Utchida, qui auront su injecter un optimisme et une rigueur artistique de bon aloi au sein d’une scène musicale trop souvent contaminée par la médiocrité.

Martin Souarn

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(*) Le succès fulgurant de l’émission Hit-Parade de la chaîne de télévision ultra-commerciale Fuji-TV en est un exemple parlant : les groupes y figurant étaient estampillés rock’n’roll alors qu’il ne s’agissait en vérité que d’animateurs ou d’acteurs.

(**) Notamment les Florals, Nine Ace ou encore les Tigers, menés par le chanteur-diva Kenji « Julie » Sawada, ennemi juré de Yuya Utchida.

(***) Boris, pour ne citer que lui.

(****) Un succès modeste au Japon, une petite percée au Canada.

A déterrer : Kirikyogen (1970), Anywhere (1970), Satori (1971)

 

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