Rashômon, une étrange triangulation
Michèle F Vox

FocusRashômon, réalisé par Akira Kurosawa en 1950, ouvre symboliquement sur une porte. Par quelles entrées, quelles portes alors aborder ce film qui est un chef d’œuvre de perfection formelle, dont la richesse poétique et dramatique a maintes fois été soulignée, et qui fut récompensé par la critique (*) ?

D’entrée nous frappe le chiffre 3 sur lequel on pourrait s’interroger… Est-ce pur souci d’ordre chez ce maître des formes, ou d’équilibre, par la distribution équitable entre trois arts, celui du conte (sous-jacent au récit), du théâtre (que le cinéaste connaissait parfaitement et dont on perçoit l’empreinte), du cinéma enfin dont Kurosawa est l’un des maîtres ? C’est en tout cas dans cette interaction entre les trois arts, qu’en tant que spectateur, on le déchiffre.

Un crime a été commis, il y a « trois jours », indice de temps maintes fois répété ; trois personnages étaient présents, et pour cause :

-Le mari, un samouraï tout d’exigence morale et de rigueur ; sa femme lui reprochera son regard méprisant, glacé, après qu’elle a été violée devant lui ; sur son visage passent les ombres mouvantes des feuillages, le confondant avec la nature qui l’environne, procédé qu’on retrouvera dans de nombreux plans en forêt. Incarnant le sens de l’honneur, il est le mort, assassiné (ou suicidé comme il le revit dans une scène sortie des limbes ?). (**)

– La femme,  poupée  qui pleure ou qui rit, jolie et fragile comme une porcelaine et convoitée comme un objet. Juchée sur son cheval, sous son chapeau à voile, on dirait une lampe blanche éclairée dans la clairière, et filmée en plongée elle nous émerveille ! Pourtant son violeur n’avait jamais vu, dira-t-il au procès, une « telle férocité dans ses yeux » ! A-t-elle tué (dans un moment d’égarement qu’elle a oublié), parce que violée donc déshonorée,  comme elle le prétend ?

– Le bandit Tajomaru, déchaîné, physique (il chasse sous ses doigts, sur sa peau, les insectes qui le harcèlent dans la forêt, comme il peut détruire les gens qui le gênent) ; il viole la femme ou plutôt – la scène est ambiguë – lui fait rendre les armes, et dans ce moment, le ciel tourne et elle paraît comme absente au présent. Mais l’acte sexuel, comme plus tard le meurtre, sont pris dans une ellipse ; l’homme est avide et cruel ; sa cruauté est même sa raison d’être de bandit, de meurtrier ? En tout cas, il se revendique tel au procès, mais il se veut bandit d’honneur, il n’aurait tué le mari que contraint, en quelque sorte, par la femme.

Ces trois figures de l’histoire sont doublées de trois autres personnages, dont deux narrateurs du récit, qui se sont rencontrés à Rashômon, s’abritant de la pluie :

– Le bonze, d’abord, tout d’exigence morale et de compassion pour l’humanité, il souffre de ne pas comprendre cette histoire « étrange », « horrible » dont il a été indirectement le témoin ; il a croisé le couple en son équipage (le samouraï, sa femme et leur cheval) avant le drame, sur un sentier ; il dit son incompréhension, et son visage (dès le premier plan du film) pivote au ralenti vers celui du bûcheron à qui il s’adresse. La lenteur épouse la réflexion.

– Le bûcheron, ensuite, désireux de comprendre lui aussi, pris entre ses deux versions du crime : d’abord, il aurait découvert l’homme déjà mort (on ne le verra pas, seuls ses deux bras tendus, crochus comme des branches de part et d’autre du plan où s’encadre le visage effrayé du bûcheron), puis dans sa dernière version (qui boucle les témoignages), il fait le récit du meurtre tel qu’il dit y avoir assisté, un fait divers sordide, banal : l’amant a tué le mari poussé par la femme adultère. A la fin on le voit comme dans un conte à l’envers (bûcheron du Petit Poucet) : père de six enfants, il va adopter le septième, le nourrisson abandonné. Son visage tourmenté,  soucieux  de comprendre,  se tourne lentement  dès le premier plan vers celui du prêtre qui détient, en principe, la clé morale.

– Le passant, enfin. Il entre au début dans le champ en courant (comme dans l’urgence du présent) pour s’abriter, et ressortira de même à la fin ; distant, cynique, moqueur, il demande qu’on lui explique l’histoire, par curiosité (pour se distraire le temps de laisser passer l’orage), mais dénie aux événements l’importance que les deux autres lui accordent. Homme ordinaire, il est en ce onzième  siècle comme transposé de nos jours, cruellement moderne parce que sans croyance en l’humain et en tout cas en une transcendance du spirituel.

Trois versions, celle des trois protagonistes du crime (et même quatre lorsque le bûcheron croit pouvoir fournir l’ultime version) vont donc s’affronter et la vérité s’échapper sans cesse comme si le cinéaste nous tendait de multiples miroirs où scruter une vérité (bien loin, on l’a compris, de n’être que policière !) toujours différée.

Selon les séquences successives et alternées du film, on entend assez distinctement  trois sons.

La pluie sur Rashômon, incessante jusqu’à la fin, bruit constant, régulier, qui sertit les propos des hommes, si prégnante que le passant souligne à un moment : « plutôt que d’entendre ce sermon (du bonze) mieux vaudrait écouter la pluie ! »

 – Le Boléro de Ravel, lors des avancées en forêt ; on le découvre dès la première entrée, celle du bûcheron avec sa hache, on le retrouve lors de la rencontre des trois protagonistes du drame, et il revient encore lors d’autres déplacements, accompagnant la progression des personnages ; ainsi l’équipage formé par le samouraï à pied guidant le cheval qui porte sa femme avance au rythme (on pourrait dire au pas) des cuivres, scansion classiquement identifiable pour un public occidental.

– Le son des corps se battant comme s’étreignant. Ce sont les cris exaspérants de la femme auxquels se substituent à la toute fin ceux du bébé, exprimant la souffrance ou bien le manque, les bruits de gorge, les rires éclatants du bandit ou ses ricanements. Puis ceux de la femme qui, après avoir été leur objet, lorsqu’elle défiera les deux hommes, redeviendra sujet ; les ahanements (le mari, l’amant se poursuivant sur le sentier), le bruit des pas lors de l’espèce de  danse d’approche ou de fuite des corps avant l’étreinte des deux amants, ou le combat au corps à corps (avec le cliquetis des armes) jusqu’à la mort du samouraï (éludée) ; le son des corps est bien omniprésent dans la forêt, même si s’y superpose souvent la musique du  Boléro et si une bande son à son tour superpose ou substitue au Boléro une  musique  d’accompagnement.

Il y a aussi dans Rashômon trois décors et le passage de l’un à l’autre se fait, annoncé par le récit de tel ou tel protagoniste, par le procédé de montage appelé volet ou « wipe » : les plans coulissent latéralement, comme sur une scène de théâtre, assurant une transition volontairement sensible (au contraire de ce que serait un fondu enchaîné dans son usage le plus courant) entre la plupart des séquences.

– La porte gigantesque, ruine de pierres debout, Rashômon (porte des démons),  comme un décor grandiose de théâtre antique, sous un rideau de pluie. Elle ouvre sur un ciel, gris, ennuagé. Les narrateurs et le passant s’en sont fait un abri ; des parents, qu’on ne verra pas, ont même déposé sous le portique de ce temple en ruines (comme dans un mythe ou un conte) leur bébé qui incarnera une promesse de rédemption et de vie nouvelle à adopter.

– La cour de justice où les personnages viennent à l’avant-scène exposer leur témoignage ou leurs versions variables des faits. Au fond, une paroi unie, nue, vierge en quelque sorte, contre laquelle les témoins, après avoir déposé, vont s’asseoir comme les acteurs d’une pièce. Les juges sont toujours hors-champ, on ne les entend, ni ne les voit, le spectateur occupant en quelque sorte leur place dans ce dispositif : la problématique honneur/déshonneur nous demeure assez étrangère, nous sommes bien plus intéressés par celle, intrigante, qui rompt le récit linéaire (et qui à l’époque où sortit le film dérouta et suscita l’admiration), des différentes versions, puisque les témoins s’adressent à nous, nous répondent et nous regardent.

Et puis il y a la forêt où tout peut arriver ! Forêt où a eu lieu le crime ; le corps meurtri, comme le meurtre, sont soumis à ellipse (sauf le plausible hara-kiri, filmé de loin). C’est une forêt de reflets – dans ce film au noir et blanc sublimement photographié – qui nous est comme ouverte à la hache… mais une hache qui serait d’or (ses mille reflets), traversant la forêt, comme en suspens, entre ciel et terre, portée par la course du bûcheron.

Et l’on se sent pris dans les réseaux sauvages (car il y a viol, violence, mort, dans cette forêt de reflets, entre lumière et ombre), d’un conte initiatique : forêt, pluie, vent. Les personnages, dans cette forêt aux troncs gigantesques, sont comme des enfants : le bandit au pied de son arbre – la caméra a glissé jusqu’à lui le long du tronc géant – a le corps relâché, innocent, pris entre sommeil et fascination devant la femme ; tous deux d’ailleurs seront filmés par une caméra en haut des arbres et vus en plongée (***).

Le vent qui souffle et anime les feuillages, crée les reflets qui révèlent la beauté des êtres et de la nature mêlés ; il est l’élément « sans quoi le crime n’aurait pas été commis » dira le bandit à ses juges lors du procès. L’apparition de la jeune femme n’a duré que quelques secondes (parmi les plus belles du film et du cinéma), et Tajomaru-le-cruel en tombe malade d’amour. Cette révélation de la beauté que le vent dévoile, est soulignée par des notes de piano qui ressemblent à des gouttes d’eau.

Et il y a l’élément-eau, celle de la source putride, empoisonnée, à laquelle s’abreuvait le bandit (son corps collé au sol, membres écartés, là aussi surplombé par la caméra), le cours d’eau dans la clairière dans lequel la jeune femme trempe sa main potelée, le lac au bord duquel, est découvert, victime ordinaire de Tajomaru, ce Saint-Sébastien, le dos percé de flèches.

On n’épuisera pas la richesse morale et esthétique du film de Kurosawa, quelle(s) que soi(en)t notre (nos) clef(s) pour ouvrir la porte de Rashômon (ici l’omniprésence du chiffre 3 et des codes du conte). Et comme le bonze, à la fin, se retrouvant seul dans le cadre réduit dans le lointain, s’ouvrant sur le ciel enfin apaisé (les démons provisoirement chassés), Rashômon nous invite à méditer et à rêver.

Michèle F Vox

 

(*) Lion d’or au Festival de Venise.

(**) Scène si étrange qu’il faut la traiter à part : le samouraï, sous les traits d’un médium incarné par une femme, entre dans le champ par l’intermédiaire de l’instrument qu’elle a à la main, sorte (peut-être) d’encensoir à lanières métalliques et musicales qui bruissent sur fond de ciel, créant un son, lui aussi à part. Ce mort-vivant travesti en femme tournoie sur la scène (du procès), et, suivant son récit de chaman, se fait hara-kiri : il est redevenu samouraï.

(***) Et là se dévoile un tableau si beau qu’on veut s’y arrêter : comme dans une œuvre du peintre Renoir, un plan de Kurosawa saisit (en un regard ébloui de Tajomaru), les chevilles déliées de la jeune femme, ou lorsque le voile léger qui la recouvre se soulève sous l’effet du vent, dégage son visage délicatement modelé …

 

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Rashômon d’Akira Kurosawa (Japon ; 1h28)

Date de sortie : 1952

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