Alexander « Skip » Spence
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DeterreQu’est-ce qu’un disque fou ? On pourrait à première vue penser à ces artistes mettant en scène un spectacle auditif se voulant délirant, telles les transes martiales de Magma, les transformations vocales d’un Tom Waits proposant un large panel de personnages borderline, ou encore la comédie grand-guignol de l’australien Foetus. Mais chez ce type d’artistes revient la nécessité de mettre en scène la folie. Or toute mise en scène exige une mise à distance de son sujet. Ainsi, si l’on ne remet pas en question l’effet cathartique de ce type de disques, on peut en revanche douter de l’authenticité de leur pathologie mentale. Car il s’agit alors de créateurs sains d’esprit proposant un catalogue de compositions conçues pour paraître folles. Un disque vraiment cinglé témoigne d’une démarche opposée : un créateur malade proposant un catalogue de compositions conçues pour paraître normales. Le décalage de ces albums avec le gros de la production musicale leur vaut souvent de finir dans les bacs à soldes — avec des exceptions notables comme le There’s A Riot Goin’ On de Sly & the Family Stone (*). Avec son disque Oar, tristement célèbre pour avoir été la plus mauvaise vente de l’histoire de Columbia à l’époque (**), le canadien Alexander Lee Spence alias « Skip Spence » est un des plus beaux exemples d’esprits artistiques flingués. En suivant son parcours, on pourra assister à la naissance d’un de ces disques fous.

Skip Spence est principalement connu pour avoir été le co-fondateur du groupe psyché Moby Grape, après avoir été batteur au sein de Jefferson Airplane et guitariste chez Quicksilver Messenger Service. Mais le mode de vie acide de l’époque eut vite raison de la santé mentale de Spence, qui fut déclaré schizophrène après avoir défoncé la porte d’hôtel d’un des membres du groupe à coups de hache à incendie. Il aura été interné 6 mois avant de pouvoir retourner en studio travailler sur son projet d’album solo. David Rubinson — alors producteur de Moby Grape — s’occupe de Spence et débauche l’ingénieur studio Mark Figlio, réputé patient, pour enregistrer tout ce que le guitariste jouerait. Il se retire ainsi du processus de production — qui reste quasi-inexistante à ce jour. Alexander Spence se retrouve ainsi livré à lui-même, et c’est précisément ce fait qui va conférer à l’album sa touche si unique ; la présence d’un producteur aurait sans doute lavé les imperfections, emportant involontairement une partie de l’identité du guitariste. Car avec un peu de recul, ce qui frappe chez les chansons de Skip Spence, au niveau de la composition… c’est leur normalité. Beaucoup de chansons d’amour, sur la paix et la guerre, des récits d’errances, une ou deux chansons mystiques et une jam enfiévrée avoisinant la dizaine de minutes. Replacées dans le contexte « Peace & Love » de la fin des années 60, rien de bien dépaysant. Toute la folie du disque se retrouve dans l’interprétation déséquilibrée qu’en fait le guitariste. On trouvera dans Oar une fascinante projection musicale de l’intérieur du crâne peu conventionnel d’Alexander Leep Spence.

Prisonnier d’un esprit dissocié par la pathologie schizophrénique, le guitariste n’habite plus complètement son corps et sa réalité subjective s’est détachée du réel objectif. Ainsi Spence n’a probablement pas conscience de son propre décalage, le résultat sur bande est éloquent. Il joue seul de tous les instruments, ce de façon bancale : la batterie est constamment sur le fil, pas vraiment en place, balourde, les parties de guitare sont approximatives, hésitantes, avec des cordes parfois mal accordées. L’entrain est pourtant palpable ; Spence s’amuse — pardonnez l’expression — comme un fou ! Sa propre voix témoigne de cette troublante ambivalence. Précocement usée par les drogues, fatiguée comme après plusieurs nuits de veilles, celle-ci déclame ses paroles avec un ton béat qui ferait penser à une version réaliste des voix exagérément défoncées du « Lucy in the Sky with Diamonds » des Beatles. Sur la fin de « Lawrence of Euphoria », la voix de Spence se brise comme celle d’un vieillard malade tandis que retentissent les derniers accords furieux d’une guitare désaccordée. Mais là encore, juste avant que la bande s’arrête, on peut entendre l’homme rire en arrière-plan, à la manière d’un enfant fébrile. A ce titre, le morceau « War In Peace » est un véritable microcosme de l’album, jusqu’au titre lui-même, qui semble décrire la lutte intérieure de l’homme cachée derrière son ton serein. S’étirant sur un motif de guitare acide, la voix fiévreuse de Spence résonne en un écho diffus, comme si l’homme chantait à l’intérieur de sa propre tête, avant qu’il ne nous livre en guise de bouquet final une série de sifflements imitant le bruit de missiles fusant dans les airs. Les exemples de cette ambivalence sont partout. Les bruits de roches qui s’entrechoquent dans « Books of Moses », censées symboliser les tables de la Loi mais dont la désynchronisation avec le rythme du reste du morceau crée une division de celui-ci en deux parties indépendantes. « Margaret – Tiger Rug » est une petite histoire surréaliste aux paroles absurdes, accompagnée uniquement par une section rythmique à la fois sautillante et fatiguée, qu’Alexander Spence semble se raconter à lui-même d’une petite voix marmonnante, tel un enfant envoyé au coin qui discute avec ses figurines.

Avec cette étude du « cas » Skip Spence, on a ce qui ressemble fort à la recette idéale du disque désaxé ; l’artiste perturbé mis face à lui-même et des chansons qui n’ont l’air de rien mais qui nous entraînent aux frontières de la raison. Ces disques sont parmi les plus personnels jamais produits, non pas en tant que journaux intimes mais en tant que véritable cartographie de l’esprit de leur créateur. L’album, grâce à une réédition à l’occasion du décès de Alexander Spence en 1999, est finalement devenu un classique du psychédélisme, mais il reste — à tort — très largement méconnu du grand public, comme tant d’autres disques dérangés qui repoussent par leur bizarrerie inexplicable (***).bub

Martin Souarn

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(*) Tiré de l’album, le single « Family Affair » se hissa immédiatement à la première place des charts américains en 1972.

(**) http://www.crawdaddy.com/index.php/2009/11/24/oar-after-40-years-brilliant-or-just-a-bunch-of-ramblings/

(***) Parmi ceux-là on citera entre autre l’oeuvre de Jandek, le premier Suicide, l’éponyme de The United States of America, le premier White Noise voire plus récemment le premier CocoRosie, qui acquit sur le tard un certain succès populaire.

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Alexander Spence / oar

Date de sortie : 19 mai 1969

 

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