DISCO INFERNO
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FocusL’histoire de Disco Inferno est façonnée par le conflit qui secoue les britanniques dans la  première moitié des années 90. C’est-à-dire non pas, comme on pourrait le penser, la rivalité puérile Blur versus Oasis, mais bien celle qui oppose la middle-class brit-popeuse à la working-class. Le troisième mandat de la dame de fer Margaret Thatcher touche à sa fin, et l’Angleterre des ouvriers mettra très longtemps à s’en remettre, tant économiquement que socialement. Sur ce dernier point, l’écart de mode de vie et de mentalité entre les classes est criant, la mode britpop en étant la parfaite illustration. Poses, recyclages, drogues, passéisme ; autant d’éléments qui caractérisent une génération anglaise de petite bourgeoisie insouciante. Tout l’inverse, en somme, de l’histoire et de la vision de Disco Inferno. Ian Crause, cerveau du groupe, petit gros trop malin pour son bien, se présente comme l’archétype du gamin seul contre le monde, bousculé par ses camarades, racketté à tous les coins de rue, miné par ses parents et par l’école. On a vu apparaître des génies pour moins que ça…

Biberonnés à l’artillerie hip-hop East-Coast de Public Enemy et aux samples poétiques des suisses de  Young Gods, Crause (chant/guitare) et ses comparses Paul Willmott (basse), Rob Whatley (batterie) et Daniel Gish (claviers) n’allaient pourtant pas tout de suite emprunter la voie de l’expérimentation qui les propulserait au premier rang de l’histoire oubliée du rock. Non, en 89 les quatre anglais musicalement parlant ne sont pas si éloignés des débuts de Blur eux-mêmes. Fortement inspirés du post-punk, notamment par Wire dont ils héritent du manager, le désormais trio (Gish ne restera pas longtemps, rejoignant Bark Psychosis, fleuron d’un post-rock encore en gestation) font paraître en 1990 un single, Entertainement/Arc In Round et en 1991 un premier LP Open Doors, Closed Windows. Relativement classiques, ces deux premiers travaux suivent sans trop s’en écarter ceux des post-punkers, en y distillant un sens certain de la mélodie et la voix nasillarde de Ian Crause. Cette voix, si peu conventionnelle, qui semble ânonner les textes plus que les chanter, sera une des deux causes qui fermera le public à Disco Inferno. La deuxième, c’est le nom du groupe, tiré de la chanson des Trammps, à l’opposé de la musique du groupe. Cette blague potache tournera bien vite à l’aigre lorsqu’elle se retrouvera à leur fermer les portes d’une tournée américaine, refusée par des agents déstabilisés. Se profilent déjà les premiers signes de la frustration à venir de Disco Inferno ; la mainmise de l’industrie musicale sur les artistes, exigeant d’eux des produits commercialement viables. Et dans l’Angleterre de l’aube des années 90, c’est le passéisme musical qui se vend (des guitares carillonnantes, des harmonies vocales façon Beatles léthargiques en phase avec l’abondance de drogues dans la middle-class) et certainement pas l’audace sonore d’un groupe à l’esprit on ne peut plus clair. La sortie de l’EP Science en 1991 gratifie le groupe en lui apportant ses premières critiques élogieuses mais toujours la même indifférence du public, alors qu’à la même époque cartonnent Blue Lines de Massive Attack et Loveless de MBV. Des défricheurs de son sans le sou du bas-fond de l’Essex n’intéressent pas grand monde, à part une certaine élite musicale composée elle-même essentiellement de laissés pour comptes. Le groupe joue dans les bars qui y consentent. Là-bas se forme certes son premier noyau dur de fans (parmi eux le journaliste Neil Kulkarni qui les interroge dans le magazine Quietus (*)), mais le groupe voit son avenir bouché s’il continue sur cette voie-ci. C’est alors que le trio se retrousse finalement les manches. Ambitieux et frustrés, Crause, Wilmott et Whatley vont décider comme Massive Attack et MBV d’attaquer la pop à rebrousse-poil, dans une démarche « marche ou crève ». Un Roland S-750 sampler acheté plus tard, le groupe entame la composition et l’enregistrement de la musique qui les rendraient tristement célèbres chez les grands perdants inconnus du rock’n’roll.

Ian Crause, dans une interview de 2011 du magazine Quietus, est très clair sur la démarche du groupe à cette époque. Sa passion pour les disques de Public Enemy et des Young Gods provenait essentiellement de la capacité de ces deux groupes d’allier innovation technologique et perspective humaine. Une perspective aussi lucide que celle de la brit-pop est vaporeuse. Symbole du gouffre séparant les deux camps de la jeune génération 90 anglaise. Les vapeurs éphémères de la jouissance narcotique et peu inspirée — car majoritairement copiée sur les anciens –, opposées à l’implication et l’ambition de Disco Inferno de créer une musique qui ressemble à la vie, ce que permettra l’utilisation future du sampler. À contre-courant de cette ambition, selon Crause, se trouve la majeure partie des entités post-rock. C’est-à-dire des groupes visant essentiellement la prouesse technique. Il est ainsi étonnant de constater que le « post-rock » est la première des étiquettes que les journalistes tentèrent plus tard maladroitement d’apposer à ce groupe à la musique si inclassable. Choix d’autant plus malavisé que Crause place la masse post-rock anglaise au même niveau que celle de la brit-pop ; des musiciens middle-class s’habillant comme la classe ouvrière pour paraître plus authentiques, éprouvant à l’égard de la classe ouvrière tout au plus une curiosité hautaine (ce thème n’a jamais été mieux exprimé que dans la chanson « Common People » de Pulp) et ayant de par leur formation musicale l’aspiration de dépasser le format pop pour accéder à un niveau classique. Tandis que Disco Inferno s’acharnait à créer sa version de la pop-song idéale de quatre minutes.

La musique de Disco Inferno devint chaos. Comme le chaos agitant la vie familiale déchirée des trois compères, comme le chaos ambiant de l’époque, où house et britpop se tiraient la bourre dans des quantités invraisemblables de drogues. Les premiers EP à paraître sont effarants d’inventivité. L’usage des samples comme éléments mélodiques ou rythmiques, comme instruments à part entière est  une grande première dans le cadre de chansons pop. Les textes aigres déclamés par Crause se déploient dans un univers foisonnant de détails et de trouvailles sonores, mais restant simple et mélodique (« Love Stepping Out » ou « The Last Dance » en sont des exemples criants). Pop, en somme, même si les premières écoutes tendent à laisser penser le contraire.

Publiant EP sur EP, le groupe, décidément stakhanoviste, ne s’arrêtera plus et fera paraître en 1995 son chef-d’œuvre, le LP D.I. Go Pop. Titre amer et ironique, car de tous leurs travaux cet album est le moins immédiat et souligne bien l’échec du groupe à s’attirer les faveurs d’un public a priori friand de cette pop dont Disco Inferno se pose en artisan. Gouttes d’eau qui tombent, flashs photographiques qui crépitent, incantations d’enfants, bruits de pas dans la neige. Ainsi, Disco Inferno se met ironiquement à faire de la pop industrielle. Le sampler est ici plus que jamais le quatrième membre du groupe et donne vie aux compositions alors que la guitare même passe à l’arrière plan. Pourtant, les écoutes prolongées ne trompent pas ; c’est bien de la pop. Dernier coup d’éclat d’un groupe dont le seul tort dans la première moitié des années 90 aura été de vivre dans le présent de son époque, tandis que le monde autour de lui tournait autour du passéisme confortable de la britpop. D’exiger l’implication et l’ouverture d’esprit d’un public qui ne réclamait en fin de compte qu’un confort familier en territoire connu.

En 1995, la tension au sein de Disco Inferno pèse très lourd. L’insuccès du groupe, qui pouvait « refaire le papier peint de leur studio avec les critiques élogieuses » (*) sans avoir de quoi payer les loyers des uns et des autres, atteint profondément la cohésion d’un groupe dont les parties n’arrivent plus à se solidariser face à un monde qui ne veut toujours pas d’eux. L’énergie et la détermination née de la démarche « fuck the world » trois ans auparavant atteint sa limite. Wimott confie que Crause ne pouvait plus supporter sa présence, lui imputant tous les maux accablant le groupe (*). Inévitablement, le groupe se sépare.

Un dernier album, posthume, sera publié en 1996. Technicolour rassemble les dernières idées du groupe et présente des compositions assez classiques (toute proportions gardées) au regard de la bombe D.I. Go Pop de l’année passée. Même si toujours intéressant, avec notamment « It’s A Kid’s World » samplant habilement la célèbre ligne rythmique de « Lust For Life », l’album donne le sentiment d’un pas en arrière dans la démarche du groupe. Un certificat de décès, en d’autres mots.

Aujourd’hui encore, Disco Inferno reste complètement méconnu du public. Et si la réédition des EPs et l’inclusion de Disco Inferno dans la mixtape LateNitghtTales de MGMT montre que la musique du groupe continue à faire des émules dans certains cercles, Ian Crause n’a en 2011 rien perdu de son amertume d’alors (*). Le grand public n’est toujours pas touché, et il y a peu de chances que cela change. Dommage, car sa musique est toujours autant d’actualité, tant dans le ton que dans l’exemplaire prise de risques qui la caractérise. Et contrairement aux empreintes de pas dans la neige, la marque discrète qu’a laissée Disco Inferno dans la musique rock, elle, est éternelle.

P.S. : pour aider à comprendre l’évolution de la musique du groupe, les EP et singles éparpillés ont été regroupés en compilations exhaustives. La première période du groupe, jusqu’à 1991 inclue, est ainsi compilé sous le nom de In Debt, et les 5 EP parus entre 1992 et 1995 ont été compilés en 2011 sous le nom The 5 Eps.bub

Martin Souarn

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(*) Source : http://thequietus.com/articles/07144-disco-inferno-interview

 

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