Massacre à la tronçonneuse & la chute de la maison usher
Tobe Hooper & Jean Epstein

FocusLa Chute de la maison Usher de Jean Epstein et The Texas Chainsaw Massacre (*) de Tobe Hooper ont a priori peu de choses en commun. Ils ont été réalisés à des époques du cinéma très différentes, relèvent de genres difficilement comparables, et déploient des esthétiques très éloignées. Pourtant, de l’horreur impressionniste de l’entre-deux guerres à celui plus sauvage du milieu des années 70, un lien peut être ici tissé sans qu’il soit trop artificiel. Si le cinéma muet de studio de Jean Epstein et celui plus « vidéo » de Tobe Hooper ont quelque chose à voir ensemble, c’est dans le rapport à l’espace qu’ils construisent. Ce sont des mondes en soi dont la temporalité dépend du lieu où le drame se joue.

Dans ce qui constitue le chef-d’œuvre de la première partie de sa filmographie (1922-1939), Jean Epstein a construit un monde autonome. C’est-à-dire que ce dernier possède ses propres lois. Et ces lois, il les tire d’un nom ancestral. Ce monde s’appelle Usher, ce qui dans le film doit être entendu de deux manières. D’une part, il se limite géographiquement au domaine, voire plus strictement au manoir de Roderick et Madeline Usher qu’une pancarte désigne par ce simple nom. D’autre part, ce monde en soi est déterminé historiquement par la transmission familiale du lieu et de ses caractéristiques fatales, de Usher en Usher. Un des cartons du film signale que chaque descendant mâle de la famille Usher est étrangement pris par l’impérieux besoin héréditaire de peindre le portrait de son épouse. La galerie aux tableaux que longe la caméra d’Epstein en travelling le rappelle : Roderick, l’ultime descendant de la lignée, n’y échappera pas. Le drame de sa vie et de celle de son épouse ne peut pas se jouer selon un autre ressort. L’histoire de La Chute de la maison Usher suit l’avancement du portrait de Madeline par Roderick jusqu’à la touche finale, et les conséquences de son achèvement. Dans un jeu de vases communicants, mais différemment de celui du Portrait de Dorian Gray par Oscar Wilde, plus le portrait prend vie et plus le modèle la perd. Madeline subira jusqu’au bout la folie héréditaire de son mari. Après avoir succombé sous ses coups de pinceaux, elle ne reviendra d’entre les morts que par le concours de forces qui échappent à l’intelligence humaine. Ce sont les forces du médium que la raison habituelle ne maîtrise pas. Ce sont les forces de la machine cinématographique quand on s’en sert pour extrapoler comme Jean Epstein nous y invite par lui-même dans ses écrits (**). Ces forces supérieures provoqueront la destruction du tableau et du manoir, donc du lieu où s’exprime la fatalité familiale des Usher. Il s’agit d’une catastrophe au sens premier du terme : c’est-à-dire que la maison s’écroule, littéralement. Elle laisse derrière elle, comme le figure un des tous derniers plans du film, les restes d’un arbre généalogique sous la forme d’une constellation d’étoiles. La temporalité est alors libérée de la fatalité du lieu. Et les « agents agis » du drame peuvent s’enfuir, enfin.

De manière différente, Tobe Hooper construit lui aussi un monde en soi dans ce qui reste à ce jour, de loin, son film le plus célèbre. Qu’il y ait eu ou non de sa part un projet politique tel que Jean-Baptiste Thoret a pu le proposer il y a quelques années (***), dans The Texas Chain Saw Massacre le drame est ancré dans un territoire spécifique et à une époque donnée. Il s’agit du Texas de la fin de la guerre du Vietnam, sur fond de premier choc pétrolier, où un regard américain sans complaisance sur la patrie pouvait juger les Etats-Unis comme une nation qui se dégénère. L’action se déroule sous un soleil accablant, à proximité d’abattoirs et d’une station-service. La bande de hippies qui entre sur ce territoire est à la limite de la panne d’essence. Elle se retrouve à la merci d’une famille de quatre hommes dont la parenté repose sur la folie et sur la sauvagerie. Leur univers est tellement spécifique que ses règles échappent à l’intelligence des étrangers et spectateurs. On ne saura rien des raisons qui poussent ces monstres à agir. Pourtant il semble y avoir dans l’organisation de l’espace et du temps de The Texas Chain Saw Massacre une logique inaccessible et par là-même terrifiante. Une logique inaccessible qui organise les pièces de la maison familiale (notamment leur décoration, mais aussi la circulation entre elles). Et qui, à l’opposé de l’économie traditionnelle du récit à suspense, fait se succéder à un rythme fulgurant la grande majorité des meurtres dès le premier tiers de l’histoire. Le montage visuel de Tobe Hooper et la structuration de son récit concentre une temporalité dans ce lieu précis duquel on ne peut s’échapper que par la violence et la bonne fortune. Par une sorte de folie. L’impossibilité de comprendre les lois de cette terre devenue dégénérée empêche toute catastrophe finale et salvatrice. C’est là que réside le malheur américain que pointe Hooper, et dont se nourrit la postérité de Leatherface, ce texan fou à la tronçonneuse à qui il manque un peu d’essence pour parachever son œuvre de destruction de l’autre.bub

Jacques Danvin

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(*) mieux connu en France sous le titre de Massacre à la tronçonneuse

(**) cf. notamment « le cinématographe vu de l’Etna » (Paris, Les Ecrivains Réunis, 1926)

(***) cf. le très intéressant essai de Jean-Baptiste Thoret : « Massacre à la tronçonneuse : une expérience américaine du chaos » (Dreamland, 2000).

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Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hooper (Etats-Unis ; 1h23)

Date de sortie : 1974

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La chute de la maison Usher de Jean Epstein (France ; 1h03)

Date de sortie : 1928

bub

 

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