ZERO DARK THIRTY
Kathryn Bigelow

 RevueC’est l’un des films les plus attendus de ce début d’année. Aussi bien parce qu’il s’agit du dernier long-métrage de Kathryn Bigelow (réalisatrice de Démineurs), qu’en raison de la polémique née aux Etats-Unis à son encontre. Petite revue de presse autour d’un film pas facile à appréhender, et par la même occasion hommage à un type de critique de cinéma : celle qui permet de développer des idées, d’approfondir une réflexion, de moduler son jugement, et de partager des conceptions de cinéma, des craintes ou des espoirs.

Zero Dark Thirty raconte dix années de traque qui ont conduit à la localisation, puis à l’assassinat d’Oussama Ben Laden en 2011. Le film, qui représente des actes de torture commis par des agents de la CIA, serait – expressions collectées dans ce que la critique aujourd’hui a de plus paresseux, dans sa volonté de parsemer ses articles de formules qui peuvent resservir telles quelles –, « une leçon d’histoire » d’une « précision méticuleuse », « qui montre sans juger », laissant « le spectateur libre de choisir ». Soit. Jean-Marc Lalanne, des Inrocks, en dit un peu plus : « En suspendant l’expression de tout jugement, de toute forme de commentaire ou d’indignation, le film […] ménage à sa façon, faussement détachée, un espace où le spectateur, sans qu’on lui flèche d’aucune manière ce qu’il doit penser, peut être profondément choqué par les méthodes utilisées. » Pour Jérôme Momcilovic de Chronicart, le film travaillerait même « à vider de sa substance la logique de riposte que, froidement, il se borne à décrire ». L’idée est forte, mais dans quelle mesure le film travaille-t-il à ça ?

Que le film « suspende » et qu’il « se borne », c’est là que se trouverait la clé du cinéma de Bigelow, un cinéma étrange qui, comme dans Démineurs, joue sur deux tableaux (celui de la machinerie hollywoodienne qui fait la part belle à la machinerie guerrière américaine, celui du vide que créent ces machineries), mais dont on a du mal à percevoir les intentions. Il s’agirait, selon la formule de Jérôme Momcilovic, du « bilan d’un état d’esprit, d’une fréquence mentale qui fut celle de la war on terror ». Dans le film, Maya, agent de la CIA, mène son enquête. À l’extérieur du film, Bigelow fait de même : un panneau introductif annonce que le film est basé sur des comptes-rendus de faits réels. Mais, consigner des faits, il ne s’agit jamais seulement de ça. Choisir d’amorcer le film à partir d’enregistrements sonores de victimes du 11 septembre n’a rien d’anodin ; montrer le visage d’un blessé à Londres après les attentats de 2005 non plus. En choisissant de faire le seul récit des différents crimes terroristes, Bigelow fait fondre le film dans l’état d’urgence permanent qu’il décrit. En s’abstenant de décrire, comme le souligne Jacques Mandelbaum du Monde, le contexte politique plus large dans lequel les événements ont lieu (déterminants du terrorisme que Maya elle-même balaie d’un revers de main au début du film, connivence antérieure du gouvernement américain avec Ben Laden), en « se bornant » à un point de vue, le film ne parle plus seulement d’un état d’esprit, il s’assimile avec lui. Il devient cet état d’esprit, il devient cette « fréquence mentale » dont parle Jérôme Momcilovic. Le film ne fait donc pas que décrire une logique de riposte. Il construit les conditions d’acceptation de cette logique par le spectateur. Pire, Zero Dark Thirty semble dans une tentative constante de connivence avec le spectateur. Ce spectateur, qui vit aux Etats-Unis ou en Europe, connaît Gandalf du Seigneur des anneaux et il est susceptible de sourire quand le membre d’Al-Qaida demande à sa tortionnaire de qui il s’agit ; ce spectateur reconnaît la Converse, filmée en insert, que porte Maya sous la burqa qu’elle met pour passer inaperçue dans les rues du Pakistan, et il est susceptible de comprendre le clin d’œil de la réalisatrice sur cette incongruité vestimentaire. Bref, le film a beau être taiseux, il est parcouru de signes qui le rendent bavard et déplacé dans la complicité qu’il tente d’obtenir du spectateur.

A posteriori, le film recèle pourtant en lui une problématique fascinante, celle de l’envoûtement – on peut même y voir une sorte de fanatisme. Jean-Marc Lalanne parle lui d’obsession : « Zero Dark Thirty devient l’histoire d’une obsession qui dévore chez son sujet toute autre forme de rapport au monde ». Belle histoire sur le papier. Mais à aucun moment cette détermination, cette obsession, cette coupure volontaire du monde n’est mise en relief : tout est fait pour que le spectateur éprouve de l’empathie pour une héroïne dont il n’a pas à questionner – c’est bien le mot – ce qu’elle est en train de faire. Comme on l’a dit, le film est à la fois le promoteur et l’incarnation d’une déficience organisée : son parti-pris (coller aux basques d’un dogme tout en faisant mine de ne pas juger) en fait la copie conforme de nos sociétés prétendument tolérantes. Il est atteint du même syndrome, il a la même dimension névrotique. Sa fin est révélatrice. Elle place dans la même situation l’héroïne et le spectateur, les deux étant restés cloîtrés dans une seule vision des choses. « La mission remplie, il ne reste qu’un grand vide, un personnage qui ne se réduit plus à sa fonction et ne se perçoit plus désormais que comme un ectoplasme » (Jean-Marc Lalanne). Sûre d’elle-même, Maya est renvoyée au néant quand cette assurance n’a plus de raison d’être. Que faire quand l’ennemi est mort ? Peut-être, en créer un autre. Cet horizon désespérant, qui parcourait le film depuis le début, en fait un objet aussi malade que troublant.bub

Marc Urumi

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Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow (Etats-Unis ; 2h29)

Date de sortie : 23 janvier 2013

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