La Pirogue
Moussa Touré

EnterreSelon Eric Libiot de L’Express, il n’y a pas de doute : devant une fiction comme La Pirogue, « le public, forcément enchanté, lui [fera] un triomphe » – un « forcément » qui laisse songeur quant à la possibilité donnée à ce public de choisir ses enchantements. Ovation à Cannes, unanimité critique, ou en tout cas « pacifisme » critique : la gravité du sujet, sa localisation (des hommes partent du Sénégal et tentent de rallier l’Espagne par la mer), ont peut-être dissuadé la plupart de parler du film lui-même, aussi dérisoire soit cette parole face aux tragédies réelles.

C’est aussi que l’analyse des films africains semble soumise à toutes sortes de précautions. Le même Eric Libiot se défend ainsi par avance de ce qui motive son enthousiasme : « Je détesterais qu’on puisse penser que mon engouement provient d’un vieux relent de colonialisme paternaliste – sentiment critique très à la mode dans les années 1970-1980, où n’importe quel machin venu d’Afrique était labellisé chef-d’œuvre. Il faut retenir l’axiome du grand Serge Daney : “Le cinéma africain sera adulte lorsqu’on dira d’un film africain qu’il est nul”. » Premier point, La Pirogue n’a peut-être rien à voir avec le cinéma africain, avec un cinéma fait par des Africains avec des mots Africains. Une des scènes voit l’un des protagonistes annoncer : « Je vais parler comme un politicien ». Mais le seul « parler comme » qui existe dans le film concerne un langage extérieur aux bouches des personnages. Ceux-ci paraissent subordonnés à des dialogues écrits dans le seul but de communiquer des informations au public et de s’ajuster à des commodités de scénario. Au lieu d’une langue cahoteuse et imagée, le dialoguiste et producteur français a choisi la sienne, terne, aseptisée, prétentieuse dans ses bons mots, dans son ton et dans sa volonté d’explication du monde (« C’est la crise en Europe » ; « Là où on va, c’est pas le paradis »). Au lieu d’une narration faite de tensions, au lieu de secousses suscitées par des personnages vivants, on se retrouve sans enjeux narratifs, dans un film qui ressemble à une grande scène d’exposition commentant l’émotion qui devrait surgir. C’est le second point. Un seul plan (l’arrivée des naufragés aux Canaries) apparaît susceptible de répondre à la force et à la démesure d’une telle odyssée. Cette scène ne comporte aucune parole – on rêve alors à une Pirogue sans discours, faite seulement de contacts, non pas d’une alternance entre dialogues signifiants et regards silencieux qui se veulent tout aussi lourds de sens.

Le problème essentiel du projet est donc de soumettre le réel (les tentatives de migration où des personnes risquent leur vie) à une fiction qui, dans sa narration, se retrouve placée sous l’autorité d’un regard qui ne semble pas être celui du réalisateur sénégalais Moussa Toure. Confusion entre folklore et rigueur documentaire (les rituels détachés de leur signification, les scènes de repas qui semblent tournées dans le seul but de montrer que les Africains de l’Ouest mangent avec la main) ; musique hollywoodienne qui dramatise ce qui ne l’est pas par les acteurs ; mouvements des corps soumis, on l’a dit, à un scénario démonstratif. Un geste cinématographique, voire politique, aurait été de libérer les acteurs de cette « belle » parole, prétendument compassionnelle, prête à l’emploi pour diffusion radio. Il aurait été de ne pas faire de ses acteurs et de ses actrices des porte-voix, mais de les doter d’une capacité de vie propre. D’une capacité d’égarement. On se retrouve au contraire devant un film très rapidement insupportable, qui maintient l’ordre de la compassion occidentale dans son registre habituel – celui qui consiste à se situer d’emblée d’un point de vue universel. C’est la méprise du film. C’est son écueil : ne pas voir qu’en prenant le langage particulier de l’Occident, ses personnages en adoptaient aussi le point de vue.bub

Marc Urumi

bub

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La Pirogue de Moussa Touré (France, Sénégal, Allemagne ; 1h27)

Date de sortie : 17 octobre 2012

bub

 

Comments
  • Parquet

    Bonjour,
    Je n’a pas vu le film mais la critique suffit à décrire ce consensus latent à ne parler que d’une seule voix, qui sévit dans les médias politiques ou culturels.
    La compassion occidentale, plus ou moins active et discernable fait écran à la parole de l’autre et se nourrit de clichés dont vous dénoncez les effets dans ce film…Cette « visibilité » est souvent aveuglante.
    CParquet

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