HOLY MOTORS
Leos Carax

—–DeterreHoly Motors est un film qui propose une lecture intelligente et contestable de l’époque que le cinéma vit actuellement. A travers une série de saynètes où se mêlent toujours l’absurde et la poésie, et où le seul fil conducteur directement visible tient à la présence du personnage de Monsieur Oscar, Leos Carax tente ce qu’on serait tenté d’appeler « un coup ». D’une part il interpelle sur ce qu’il voit comme la disparition progressive du regard de l’auteur dans la production contemporaine des images. D’autre part il réaffirme ce regard dans toute sa singularité en signant une œuvre aussi polémique que talentueuse.

Avec ce nouveau film Leos Carax a de quoi agacer. C’est le lot des funambules moqueurs, sans cesse sur le fil, dont le sourire peut laisser accroire à une certaine vanité. Cette impression qu’il joue en permanence la carte de la facilité provient d’abord de son goût prononcé pour la provocation. Provocation à la limite du blasphème ou de la profanation, que ce soit par exemple dans l’église durant la séquence musicale appelée « entracte », ou dans le cimetière avec les déambulations floriphages de Monsieur Merde parmi les tombes. Provocation à la limite du bon goût avec l’épisode de la burqa ou le vrai-faux rapport sexuel des deux opérateurs spéciaux de motion capture qui produisent ainsi en images de synthèse un coït fantasmagorique à l’esthétique plus que douteuse.

Et à ce goût de la provocation s’ajoute un rapport littéralement réflexif sur la situation de l’auteur qui par moments frise la complaisance. Monsieur Oscar, campé par un Denis Lavant extraordinaire qui change de rôle et d’apparence de saynète en saynète, est à lire par moments comme une sorte de double de Carax. Il parle ou agit à sa place suivant les cas. Déguisé en mendiante, il postule l’absence de reconnaissance de la part du public qui le contourne sans lui jeter à peine un regard. Plus tard, dans sa discussion avec l’homme à la tache de vin (Michel Piccoli, inoubliable et confondant), Monsieur Oscar évoque sa lassitude face à un monde dont il cherche la beauté perdue. Les caméras qu’on utilise aujourd’hui se multiplient et deviennent tellement miniatures et discrètes qu’elles servent désormais à produire des traces purement mécaniques sans avoir besoin d’un auteur pour les diriger ni d’un spectateur pour les regarder attentivement. S’il désespère beaucoup, Monsieur Oscar trouve du réconfort à se persuader que « la beauté est dans l’œil de celui qui regarde ». Leos Carax justifie ainsi à peu de frais son propre rôle dans la production d’un film et redonne une place active au spectateur.

Sauf que cette nostalgie qui est clairement affichée par Holy Motors s’avère trompeuse. Il y va en fait d’un paradoxe que l’épilogue du film éclaire parfaitement. Dans le garage à limousines portant le titre du film comme enseigne, grâce à un jeu sur les mots particulièrement bienvenu, il y est affirmé que : « Ils ne veulent plus de moteurs », « ils ne veulent plus d’action ». Ce qui peut être interprété par : les producteurs ne veulent plus de l’auteur qui, avec son regard singulier, dirige le tournage (« Moteur ! ») et les acteurs (« Action ! »). Ils veulent plutôt des réalisateurs-techniciens dont la mise en scène stéréotypée répond aux présupposées attentes du public à qui ils servent du « vroum-vroum » en cascade et de l’action à 100 à l’heure.

Aussi problématique puisse être cette lecture possible de l’état actuel de la production cinématographique et de sa réception par le public, il est remarquable que Leos Carax en tire parti pour réaliser une œuvre d’une singularité exceptionnelle. Au-delà du talent manifeste de l’homme à convoquer les références (quelle manière d’associer Les Yeux sans Visage de Franju avec Je Rentre à la Maison d’Oliveira dans la scène de l’épilogue où Céline téléphone depuis la limousine !), il s’agit d’une œuvre sans drame classique et où les fragments ne tiennent finalement ensemble que par le geste de montage d’un seul regard. Le coup de force de Holy Motors réside dans sa capacité à faire de ce regard de l’auteur qui joue avec les moteurs et l’action le véritable moteur de l’action du film. Et cette action, c’est le cinéma qui va et vient, de saynète en saynète, sur la limite fragile que Carax cherche savamment jusqu’au bout. Une poésie critique qu’on retrouve grâce à des clichés éculés, maîtrisés à l’extrême et subtilement tournés en dérision. Pour ne citer qu’eux, ce sont les larmes de Léa qui pleure la mort de son oncle, la danse des opérateurs spéciaux de motion capture, un tableau christique et érotique dans les sous-sols d’un cimetière, ou les retrouvailles tristement grandiloquentes et musicales à la Samaritaine entre une femme aux allures de Jean Seberg (Pierrot le Fou) et un homme pleurant le gâchis de sa vie mais qui s’efface pour laisser la place à Henry James.

La nostalgie dans Holy Motors est un leurre efficace pour réaffirmer la nécessité de l’auteur dans l’industrie cinématographique. L’exercice était délicat. Leos Carax a réussi son coup.

Jacques Danvin

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Holy Motors de Leos Carax (France, Allemagne ; 1h55)

Date de sortie : 4 juillet 2012

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