BILAN CINÉMA 2020
François Armand

FocusProfitons de ce bilan cinéma 2020 pour digresser sur la situation du cinéma et poser une simple question volontairement provocatrice : aujourd’hui, le cinéma n’a-t-il de septième art que le nom ? Bubzine, de par son anecdotique importance, est le plus légitime qui soit pour sortir de sa réserve habituelle et prendre part au brouhaha éditorialiste sur la mort clinique du cinéma. Pousser encore des cris d’orfraie maudissant les salles fermées, les films mort-nés, le ministère de la Culture aux abonnés absents ? Cela serait bien vain… Alors pourquoi ?

Bubzine n’a aucun intérêt vis-à-vis du secteur (exception faite de quelques attaché-e-s de presse qui nous font l’honneur de nous convier à quelques projections), et mille autres films antérieurs à ceux dont la sortie était prévue en 2020 méritent d’être vus, revus et décortiqués. Ce qui fait de nous sommes de simples spectateurs du drame qui se joue pour tout un secteur d’activité. Ce regard représente celui d’une minorité de spectateurs, fuyant les multiplexes au profit des cinémas de quartier, municipaux ou associatifs, précisément ceux qui souffrent le plus de la crise actuelle certes, mais qui ont aussi vu leur fréquentation revenir à la normale cet été. Surtout, tous les efforts pour comprendre notre société à travers le prisme des quelques films que l’équipe de Bub parvient à voir chaque année se trouvent très vite remis en question par ce que nous sommes : des nostalgiques d’une époque révolue où le cinéma était fait par des créateurs tout puissants, des quadras biberonnés au cinéma du nouvel Hollywood et des grandes œuvres collectives des années 80. Les éditos larmoyants qui fleurissent un peu partout ne sont que l’émanation d’une vision du monde obsolète et ne s’adressent finalement qu’à un public cinéphage. A quoi servons-nous donc ? A quoi sert la presse spécialisée ? Probablement à entretenir un vieux mythe autour du Septième Art.

A l’heure où Thierry Frémaux et consorts rappellent que la France est la patrie des frères Lumière et de Méliès, il est bon de faire le constat suivant : la crise qui frappe la filière cinéma n’a agi que comme un révélateur. Les chiffres de fréquentation et les recettes enregistrées en 2019 n’étaient qu’un écran de fumée masquant une machinerie à bout de souffle, épuisée, voire même… contrefaite puisque fonctionnant sur la base d’avantages concédés à la distribution en salle (le délai pour diffusion en DVD ou TV par exemple…). Furent célébrés à grands renforts de Tweets outrés montrant des salles vides les cent cinquante ans de l’Institut Lumière il y a peu. Tout le monde sembla alors oublier que si la France vit naître le cinéma, c’est outre-Atlantique que les règles qui en régissent l’économie s’écrivent. Le réveil est dur, mais sans appel : notre exception culturelle française vole en éclats lorsqu’un pan entier de notre patrimoine culturel dépend désespérément des Studios Américains.

Car payer quinze euros pour une ou deux sorties par an afin de voir le dernier blockbuster (il n’y en a eu finalement que deux en 2020 : Tenet et 1917) dans une salle comble et bruyante, subir vingt minutes de publicités pour des voitures ou des parfums, cela ne constitue pas un modèle économique viable. L’arrivée des plateformes quand l’offre VOD stagnait, car incomprise par les distributeurs, fut un premier ver dans le fruit. La pandémie n’est qu’un dernier coup de pelle bien placé en pleine nuque. Quel est le problème ? Quel est cette part du public, essentielle, qui consomme des images comme on va sur un manège ? Les 12 – 20 ans, grands oubliés du cinéma hexagonal… Disney, Netflix et autres se frottent les mains : ce segment leur est acquis, comme c’était le cas pour les Studios avant eux. Devant ces considérations, la place de l’art dans ce système pose évidemment question.

Lorsque Orson Welles disait : « Les gens qui réussissent dans le système sont ceux qui font des films que les producteurs aiment produire, pas des films que les gens ont envie de voir. », il dénonçait le caractère industriel d’Hollywood, consistant à créer l’offre sans se soucier de la demande. Mais avec le recul, il défendait – paradoxalement – l’idée qu’un créateur devait être capable de convaincre ces industriels pour avoir le droit de raconter leur histoire, parfois à l’insu de ce milieu, même en maquillant les messages les plus essentiels à la manière d’un peintre italien de la Renaissance. Le cinéma était alors une industrie culturelle au sein de laquelle les œuvres de grands maîtres justifiaient à elles-seules le titre d’art à part entière. Aujourd’hui, les plateformes prétendent raccourcir la distance entre l’industriel et le client (car il ne s’agit que de ça finalement) par le biais d’algorithmes et de systèmes de notation. Le résultat est un haut-le-cœur permanent, un torrent charriant des heures et des heures de fictions anodines. Cédant aux sirènes d’un financement facilité par des entreprises en quête de légitimité, les grands maîtres d’alors s’y noient, à de rares exceptions près. Spike Lee avec Da 5 blood déçoit sans commune mesure (malgré un budget conséquent, un casting d’enfer et bien sûr les meilleures intentions du monde…), David Fincher affronte le sujet en pleine face et manque (c’est excellent) sa cible, tombant dans le piège de l’entre-soi, qu’il décrit dans un Mank quelque peu soporifique. Ironie cuisante lorsqu’il annonce par le biais de Gary Oldman qu’ Hollywood ne fabrique que des films éloignés des enjeux qui animent la vie des gens. Scorcese, quant à lui, refaisait l’an passé le coup d’une énième fresque mafieuse avec The Irishman, allusion à un âge d’or des films de gangsters, mais empruntant des sentiers mille fois battus… Bref, la liste est longue.

En ce qui concerne 2020, les plateformes avaient donc un boulevard pour rafler la mise. Au milieu d’une production pléthorique faite d’une masse indistincte de (télé)films d’horreur bas de gamme à destination des ados ou encore de SF ne cherchant même plus à se démarquer des codes (visuels autant que scénaristiques) devenus implicites, notons tout de même quelques belles réussites dans d’autres registres, comme Le Blues de Ma Rainey (dont on préfère le titre original : Ma Rainey’s Black Bottom) sur Netflix. Nous voici aux frontières du cinéma puisqu’il s’agit de l’adaptation d’une pièce de théâtre. Cela reste visible sur certaines séquences mais la réalisation dynamique s’attache à gommer efficacement cet aspect parfois statique pour prendre à son compte les codes du huis-clos. Surtout, le cadre permet aux interprètes de s’en donner à cœur joie, à la manière d’un orchestre de jazzmen justement, où chacun joue sa partie en soliste, puis en support des autres membres. Viola Davis campe un personnage impressionnant, elle fait de Ma une véritable impératrice, tour à tour pathétique, despotique, forte ou cabossée. Pour lui tenir tête, il faut toute l’arrogance du jeune trompettiste Levee, à qui Chadwick Boseman prête ses traits et qui s’empare des blessures du musicien pour livrer une partition complexe et tragique.

Par ailleurs sur la même plateforme, Uncut Gems des frères Safdie, alors déjà évoqué dans ces pages (lien), confirme la forte impression en 2020 qu’il avait laissé : l’essoufflement et la fuite en avant permanente dénoté par un rythme en surrégime brossent le formidable portrait du protagoniste. Toujours sur Netflix mais cette fois en marge du format traditionnel du cinéma, The Queen Gambit remporte tous les suffrages. Cette série a le mérite de se concentrer pour une fois sur un arc narratif simple sans chercher à tout prix les twists et cliffhangers à répétition. Surtout elle apporte un regard dénué de jugement sur l’auto-sabotage, puis délivre une conclusion assez inédite pour dépasser les enjeux de compétition, voire de Capitalisme… Rare pour un produit issu de l’industrie culturelle.

Deux documentaires du même auteur Sébastien Lifshitz ont laissé une bouleversante empreinte l’année passée. D’abord via Adolescentes, déjà remarquable par son procédé (qui n’est pas sans rappeler celui de Boyhood, dans le domaine de la fiction) : le réalisateur est parvenu à capter des tranches de vie essentielles de deux jeunes filles sur une durée de quatre ans. A travers elles, un portrait essentiel de notre société se dessine, révélateur des maux qui l’accablent. Ces quelques années captées par cet œil indiscret et froid donnent à observer bien des fractures (notamment politiques, entre désintéressement du côté des classes moyennes et discours populiste) s’élargir en accéléré. Dans Petite Fille, diffusé par Arte, la caméra s’immisce au cœur d’une famille, balaie les préjugés et les enjeux sexuels en filmant l’innocence même. Surtout, l’enjeu résonne surtout par les contradictions d’un système qui tend à mieux caractériser un certain nombre de pathologies (ici la dysphorie de genre, mais il pourrait s’agir d’autisme ou même de dyslexie) mais qui demeure terriblement normatif de l’autre (notamment par le biais d’une Éducation Nationale dépassée).

Passé complètement inaperçu et dans un registre très proche du documentaire, Tijuana Bible est une peinture saisissante de la ville Mexicaine, une plongée vertigineuse dans ses bas-fonds. Mais c’est la lumière, divine et purificatrice, et une dimension réellement épique qui transforment le film en fresque mythologique, aussitôt peinte sur les murs poussiéreux de la ville. Est-ce un drame réaliste ? Probablement, ne serait-ce que pour sa précision et son tournage in situ sur la base d’un sujet bien réel. Est-ce un conte mystique ? A l’instar d’un film des frères Dardenne, c’est sans doute le point de vue tranché et esthétique de Jean-Charles Hue, privilégiant l’errance à l’efficacité d’une intrigue de thriller classique, qui déroute.

Grand oublié des tops de journalistes désabusés un brin cyniques : le film d’animation. Ou s’il est présent, c’est pour enfoncer des portes ouvertes avec une super production Disney… de plus. C’est oublier un peu vite le savoir-faire et le patrimoine franco-belge en la matière. L’adaptation de Yakari au cinéma émerveille, car elle rend pleinement hommage aux lignes claires du dessin de Derib (l’auteur de la BD), d’autant qu’elle rend palpable un discours de façon beaucoup plus subtile que chez Disney justement. En effet, les animaux parlant ne dénotent pas du moindre anthropomorphisme comme c’est le cas généralement. Lorsque Yakari se lie d’amitié avec son cheval, il le fait dans une sorte de tractation d’égal à égal entre un animal humain et un animal cheval. Il en va de même avec les autres espèces que le jeune Sioux côtoie dans ses aventures. L’homme n’est plus tout puissant sur terre, mais travaille en bonne intelligence avec des animaux riches de leur propre culture. Pour autant, les bisons sont tués pour être mangés, il ne s’agit donc pas de propagande veggan…

En ce qui concerne le cinéma à proprement parler, n’y a-t-il rien qui a trouvé grâce à nos yeux pendant les quelques jours où les salles ont été ouvertes cet été ? Bien sûr Ozon a offert un film sentimental charmant autant qu’ensoleillé avec Eté 85, notamment grâce à la prestation d’acteurs très bien dirigés. De l’autre côté des Pyrénées, il y a eu Madre, dont l’ouverture glaçante fonctionne parfaitement, laissant le champ libre à une quête de l’impossible. Le portrait de cette mère et son impossible reconstruction ne cesse de questionner le réalisateur Rodrigo Sorogoyen, décidément obsédé par la figure maternelle.

Côté comédie, la poésie de Kervern et Delépine fait encore des merveilles dans Effacer l’historique, comme cela a été communément admis. Une fois de plus, les deux compères illustrent avec force cette expression qui dit que l’humour est la politesse du désespoir. La résolution des intrigues n’a que peu d’importance face à une succession de portraits savoureux. Au final, en plein milieu de la tourmente technologique, l’humain suscite la tendresse et triomphe avec ses faiblesses et ses travers.

Enfin, le 1917 de Sam Mendes a divisé la rédaction (lien). Pour autant, il se révèle singulier dans une forme (le plan séquence) qui n’a rien de gratuit. Lorsque le metteur en scène ne quitte pas son personnage durant toute la durée du film, ne lui laissant que peu de repos ou d’échappatoire, il traduit admirablement bien le sentiment du simple soldat pris dans cet enfer. L’odyssée ainsi contée devient implacable. La séquence où le jeune soldat sort de la tranchée tandis que l’assaut est donné est probablement la plus époustouflante de l’année.

Ce bilan fait donc la part belle à des genres cinématographiques ou à des dispositifs singuliers (le documentaire, la fausse fiction, la pièce de théâtre, le film d’animation, la série…) et réussit là où la fiction est à la peine. Des producteurs à court d’idées recyclent à l’infini alors que les contraintes techniques ont été abolies. Il n’y a plus d’enjeux quant à la surenchère d’effets spéciaux très compliqués à réaliser pour sidérer les spectateurs : les outils numériques ont aboli le mystère, rendant le spectaculaire banal. Heureusement, si un terrain demeure fertile, c’est celui qui consiste à explorer l’humain, à transformer des vies en fixant leur essence à travers des images. Cette entreprise reste aujourd’hui encore impossible à véritablement industrialiser. Concernant sa forme future, qu’importe finalement que le cinéma soit projeté dans une salle de cinéma ou diffusé via une plateforme numérique ? Le vrai défi du septième art est autre et s’avère être de taille : renouer avec un public adolescent, abreuvé de pop culture et d’un flot d’images continu issu des réseaux sociaux, lesquels ont dépassé le cadre rigide et codifié du cinéma depuis belle lurette.

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François Armandbub

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Top cinéma 2020

1- Uncut Gems
2 – 1917
3 – Adolescentes / Petite Fille
4 – The Queen Gambit
5 – Eté 85
6 – Tijuana Bible
7 – Yakari
8 – Le blues de Ma Rainey
9 – Effacer l’historique
10 – Madre

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