SEXE ET OBSESSION
l’homme qui aimait les femmes – shame

DeterreEn 2011, le réalisateur Steve McQueen, déjà auréolé du succès de Hunger, frappait fort avec le troublant Shame. Trente-quatre ans auparavant, en 1977, Truffaut réalisait L’Homme qui aimait les femmes. Rétrospectivement, il est frappant de constater que les trajectoires des protagonistes masculins dans ces deux œuvres sont sensiblement les mêmes. Mieux encore, les profils et caractéristiques de Morane (joué par Charles Denner) pour Truffaut et Brandon (campé par un Michael Fassbender complètement habité par ses obsessions) chez McQueen présentent davantage que de simples similitudes. Sur deux registres différents, les deux réalisateurs évoquaient bel et bien le même sujet, chassant ainsi l’idée que ce phénomène d’obsession (ou plutôt d’addiction) au sexe serait nouveau, c’est-à-dire soit lié à des nouveaux usages ou à l’apparition d’internet, soit comme une tentative d’explication d’un désir masculin insatiable en réaction aux débats qui ont agité la dernière décennie sur les questions de féminisme et de rapport au corps.

De manière triviale, Morane et Brandon sont tous deux citadins, insérés dans la société à des postes de cadre dans de grosses entreprises. Ils sont aisés, élégants, mais surtout solitaires. Sur la forme la comparaison s’arrête là. Morane, le personnage de Truffaut, est simplement montré comme un homme qui enchaîne les conquêtes, et qui ne serait intéressé d’ailleurs que par cet aspect, presque comme un enjeu sportif. Le réalisateur français, on le sait par ses commentaires sur ses propres œuvres, n’est pas du tout intéressé par le sexe dans son cinéma. Lorsque les scènes intimes s’imposent à lui par le script, il a toujours eu la volonté de mettre à distance tout érotisme, se concentrant sur la suggestion, avec humour ou poésie. Avec Truffaut, tout est donc sentiment, et en cela son personnage de Morane constitue un sommet de paradoxe. Confessant son attrait physique pour les jambes, décrivant les femmes comme une espèce à part – à la manière d’un reportage animalier dans une séquence absolument culte – le rapport physique que Morane a vis-à-vis des femmes est pourtant évident. Lorsqu’il est confronté à une femme se refusant à lui, il est incapable de la côtoyer davantage. Pour Brandon, en revanche, la caméra de McQueen ne prend aucun détour et le sexe ne peut être envisagé que de manière terriblement brutale, frénétique, dénué de la moindre sensualité, jusqu’à la douleur.

Il s’agit finalement d’un même archétype, simplement séparé par une approche cinématographique différente. Fondamentalement, ce sont des vampires. Ils errent dans la ville sitôt la nuit tombée, suivent des proies comme le ferait un prédateur (dans le métro dans Shame, dans le centre commercial dans L’Homme…), et surtout ne font ni l’un ni l’autre parti de l’humanité. Leur farouche solitude, le refus absolu de la compagnie des hommes (au sens « mâle ») leur confère un sentiment de supériorité, trait absolument caractéristique du vampire. Leur appartement est une sorte de repère (chez Mc Queen, la présence à son domicile de Sissy (la sœur de Brandon), interprétée par Carey Mulligan, constitue justement une présence bien trop humaine, sur laquelle il ne peut avoir de prise) et ils partagent le même mépris pour les dragueurs (le client aux mains baladeuses dans le restaurant dans L’Homme…, le boss – marié – de Brandon dans Shame).

Quand Morane éprouve le besoin d’écrire pour expliquer ce qu’il est, suscitant l’incompréhension, voire le dégoût, chez ses congénères hommes ou la secrétaire qui tape ses manuscrits, il apparaît plutôt touchant chez son éditrice (Brigitte Fossey). Lorsque la fameuse honte de Shame s’abat sur Brandon, ses sentiments, ses émotions demeurent inaccessibles, sauf pour sa sœur. L’homme emmuré dans cette poisseuse situation a ainsi revêtu une armure pour se protéger. Une blessure mal guérie l’a dévasté. Dans Shame, il s’agit d’un passé familial lourd, sur lequel le non-dit demeure. Dans L’Homme…, c’est une rupture amoureuse qui fait basculer Morane. Depuis, ils vivent prisonniers dans cette carapace, incapables d’en sortir malgré les tentatives extérieures de les extirper et condamnés à l’autodestruction, inéluctable. McQueen montre un homme aiguillonné à chaque instant de sa vie par des besoins impérieux, l’amenant à se masturber jusqu’à son boulot, à recourir aux prostituées, à consommer de la pornographie en ligne continuellement. Truffaut ne montre rien d’aussi cru (même si la découverte de la sexualité se fait bien par une prostituée pour son personnage) et évite soigneusement toute vulgarité. Ce sont les échanges de Morane avec la vendeuse de lingerie qui lui permettent d’exprimer cette obsession pour le corps féminin en tant que tel. La discussion – involontairement surréaliste d’ailleurs – a lieu autour d’un mannequin en plastique, parfaite métaphore utilisée par l’auteur pour caractériser cet attrait uniquement physique et interchangeable.

La grande question posée par ces œuvres est : peut-on être prédateur et victime tout à la fois ? Ni Truffaut ni McQueen ne prennent pas parti. Toutefois, les motivations peuvent diverger. Truffaut d’abord semble vouloir aborder son sujet avec un ton presque léger, flirtant par instants avec la comédie romantique et refusant de dévoiler son personnage de manière frontale, quand McQueen se fait insistant, épaississant l’atmosphère par de longs plans à la recherche du dialogue intérieur de Brandon. La feinte légèreté de L’Homme… constitue-t-elle une délicate distance avec un sujet qui ne l’est pas, ou bien est-ce une sorte de complaisance (qui apparaît d’ailleurs comme malsaine au regard contemporain) ? Aujourd’hui Morane serait sans doute qualifié de toxique à l’aune des véritables pièges qu’il élabore pour faire tomber des femmes dans son giron. Déjà, dans son cycle sur Antoine Doinel (avec Jean-Pierre Léaud en guise d’alter-égo), l’auteur Français traitait de cette fascination pour ces hommes incapables d’éprouver des sentiments durables, allant jusqu’à la froideur, voire une certaine violence (la scène de Baisers volées dans la cave à vin). Par ce biais, il évoque sa propre nature compulsive notoire et démontre sa lucidité quand il utilise le registre de la tragédie (le film démarre par l’enterrement de Morane). De nos jours, de tels personnages (Morane ou Doinel) ne pourraient certainement plus jouir de la même complaisance sur grand écran. En cela le regard que le spectateur de 2020 porte sur ces fantômes du passé se rapproche de celui de McQueen, abrupt mais dénué de jugement. Il montre aussi une douleur qu’une surconsommation de nature très capitaliste a rendue bien plus aiguë. En 1982, le satyrique Paradis pour tous d’Alain Jessua montrait comment la disparition des angoisses engendrées par le système générait des humains monstrueux. Cette souffrance reste un tabou dans nos villes où la solitude est une norme et que le mythe de l’épanouissement par le sexe, synonyme d’une vie réussie, est accessible à tout instant en quelques clics.

François Armandb

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L’homme qui aimait les femmes de François Truffaut| 2| 27 avril 1977 | France

Shame de Steve McQueen| 1| 7 décembre 2011 | Grande-Bretagne

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