ARKAN
interview

RevueAuteurs d’un nouvel album, Lila H, centré autour d’une thématique pour le moins dramatique, les parisiens d’Arkan se réinventent une fois encore avec une musique plus que jamais marquée toute à la fois par ses nuances et son homogénéité, comme un récit au style singulier doté d’une grande diversité de tons utilisés. Par mail, Florent (chant) a répondu aux questions du Bub et évoque cette terrible décennie noire, la situation en Algérie ou encore la place centrale qu’occupe la mélodie dans le processus de composition.

François Armand : L’album Lila H, et le morceau « Black Decade » plus particulièrement, évoquent un passé terrible en Algérie (les années 90). Comment s’est imposé pour vous le besoin d’évoquer ce sujet ? Vingt ans, c’était la distance nécessaire pour arriver à objectiver ?

Florent Jannier : Je connais Samir (basse) et Mus (guitare) depuis plus de quinze ans. J’ai donc eu l’occasion d’entendre de nombreuses fois des histoires assez surprenantes sur ce qu’ils ont vécu en Algérie dans les années 90. Au fond de moi, je savais qu’un jour on allait utiliser ce vécu dans le cadre de nos albums mais je ne savais pas quand. Assez étrangement, ce sujet s’est imposé naturellement sur Lila H. Je ne pense pas que cela s’explique par le fait d’avoir attendu un long moment pour « digérer » et prendre du recul sur les événements car Samir et Mus en ont toujours parlé de manière simple et apaisée. Je serais bien incapable de te dire pourquoi ce moment était le bon, mais tout s’est déroulé comme si c’était une évidence.

F.A. : A travers la dimension cathartique de l’album, quel est le sentiment que vous souhaitez transmettre ? Musicalement en tout cas, on peut noter que les accès de violence cèdent souvent à la mélancolie…

F.J. : Je ne sais pas si on peut réellement parler de catharsis. Le principal objectif de ce concept album est de faire connaître cette période, qui, en dehors du Maghreb, n’est pas très connue. Comme on le dit souvent, l’histoire ne cesse de se répéter, ou plutôt, de bégayer. Si d’autres peuples peuvent tirer des leçons de cette sombre période pour éviter de reproduire les mêmes erreurs, le monde ne s’en portera que mieux. Évoquer une période aussi troublée nous a permis d’utiliser une large palette d’émotions. C’est un aspect inhérent à Arkan qui mélange la musique maghrébine et orientale avec toute une gamme de metal allant du death, au power en passant par le doom. Nous sommes très attachés au format album (à l’inverse du format single) qui selon nous doit embarquer l’auditeur dans une expérience auditive variée tout en formant un ensemble cohérent. Cette dualité d’émotions (colère/mélancolie) est également appuyée par les différents types de chants que l’on retrouve sur l’album, qu’ils soient growlés ou chantés de manière plus classique.

F.A. : Sur quoi Florent et Manuel se sont appuyés pour rechercher le ton à même d’exprimer les ressentis de Mus et Samir ? Et d’ailleurs la façon dont Mus et Samir perçoivent cet épisode est-il le même ou est-ce plus compliqué que ça ?

F.J. : Il y avait potentiellement deux façons d’aborder ce thème. Nous aurions pu parler de la décennie noire de manière générale en évoquant les faits marquants de cette période. Cependant, nous avons pris le parti de parler de ces événements à travers différentes histoires personnelles vécues par Samir et Mus. Cela nous paraissait plus intéressant car, bien qu’anecdotiques, ces différentes histoires n’en sont pas moins révélatrices de ce que beaucoup de personnes ont vécu à cette époque. On a passé plusieurs soirées à évoquer ces différentes anecdotes et Manu et moi avons sélectionné celles qui, selon nous, étaient suffisamment intéressantes et exploitables pour les traduire en paroles. Quand nous avons commencé le processus d’écriture, nous nous sentions tous les deux investis d’une mission ; celle de ne pas déformer ce que nos amis nous avaient confié. Après plusieurs séances d’écriture à deux, nous avons décidé de commencer à faire lire les textes à Samir et Mus de façon à être sûr que l’on ne trahissait pas l’esprit de leurs expériences. Ils ont acquiescé ce qui nous a permis d’avancer de manière plus sereine.

F.A. : Aujourd’hui l’Algérie ne subit plus autant d’attentats ou de violence certes, mais semble plus que jamais en difficulté, entre des parodies d’élections, une caste politique accrochée à son pouvoir et une jeunesse plus que jamais aspirant au changement. Quel est votre regard actuellement, vu de Paris ?

F.J. : Samir et Mus ont encore beaucoup d’amis et de famille sur place. Ils suivent donc de près ce qui s’y passe. Je pense qu’inévitablement cela leur rappelle les manifestations d’octobre 1988 quand le peuple algérien a revendiqué plus de liberté. Pour autant, tout le monde là-bas a en tête ce qui s’est passé dans les années 90 et ne souhaite pas revivre cette terrible guerre civile. La population veut inévitablement tourner la page Bouteflika mais se méfie en même temps de toute récupération politique du mouvement. Une démocratie ne s’installe pas en quelques mois. C’est un long processus. Nous avons toujours été assez optimistes chez Arkan comme en témoignent nos paroles. Je suis convaincu que le peuple algérien trouvera lui-même la solution.

F.A. : Au sein des mouvements citoyens et pacifiques qu’on a vu se développer à Alger et ailleurs dans le pays (manifs les vendredi etc…), est-ce que la difficulté ne serait pas de faire émerger un véritable projet de société ? N’y a-t-il pas la crainte, si l’on renverse la table sans avoir défini l’après, de tomber sous la coupe des héritiers du FIS ?

F.J. : La plupart des algériens ont pleinement conscience de ce risque. Même si la population algérienne est assez jeune, chaque famille a connu de près ou de loin un drame durant la décennie noire. Le risque de récupération politique est donc présent dans tous les esprits. C’est sûrement d’ailleurs pour cela qu’il n’y a pas de figure incontestable qui a émergé de ce mouvement. Je pense que la situation n’est pas tout à fait la même que celle des années 90. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque beaucoup de combattants engagés dans ce conflit venaient de pays étrangers. Cette situation me semble plus difficile aujourd’hui compte tenu de la surveillance beaucoup plus poussée dont ces mouvements islamistes font l’objet depuis le 11 septembre.

F.A. : Arkan a évidemment un son bien particulier sur la scène hexagonale, en faisant ce pont entre l’Orient et l’Occident. Dans une France de plus en plus obsédée par les questions identitaires et qui ne parvient plus à se définir elle-même, quels éléments de réflexion (peut-être même de réponse !) l’expérience musicale d’Arkan vous a-t-elle apportée concernant les sujets relatifs à l’identité ?

F.J. : Un peuple qui se pose autant de questions sur son identité est un peuple qui ne va pas bien et qui est pris de doute. Personnellement, je suis d’origine italienne et grecque. Je me sens totalement français sans pour autant ressentir le besoin de le crier sur tous les toits ou de montrer du doigt ceux qui ne le sont pas. Qu’on le veuille ou non, la France, et une bonne partie de l’Europe de l’Ouest, est depuis très longtemps un melting pot. Les différents conflits et famines du vingtième siècle ont donné naissance à de nombreux brassages de population. Aujourd’hui la majorité des français ont des ancêtres d’origine étrangère. Personnellement, je pense que ce mélange de culture crée de la richesse et un bouillonnement intellectuel et culturel. Ce mélange ne peut être que bénéfique à partir du moment où tout le monde partage des valeurs et principes communs.

F.A. : Comment abordez-vous la composition pour faire la part belle aux sonorités/instruments orientaux, et ce sans tomber dans les clichés ?

F.J. : Dans le processus de composition, Arkan accorde une grande place aux mélodies. Ces mélodies sont bien souvent créées avec un mandole ou une guitare sèche. Mus compose la majeure partie de la trame des compositions d’Arkan. Il est naturel pour lui d’utiliser des instruments traditionnels acoustiques. Il en a, en effet, beaucoup joué quand il était en Algérie et a voulu conserver cette pratique en arrivant en France. Les sonorités metal sont incorporées dans un second temps. Cette manière de procéder nous paraît plus naturelle que le fait de composer d’abord les parties metal puis d’essayer d’y ajouter certaines sonorités maghrébines et orientales. Bien souvent, cette dernière méthode n’aboutit pas à un résultat cohérent.

F.A. : Le contexte actuel, entre la crise économique annoncée comme terrible et la pandémie, a tendance à faire reculer la culture sur l’échelle des priorités, dans la société et dans la vie des gens. En conséquence, comment se positionner en tant qu’artiste ? Y a-t-il un peu de découragement ou au contraire les convictions dans ce que vous faites sont-elles encore plus renforcées ?

F.J. : Nous vivons en effet une période très atypique mais le principal pour nous est avant tout de ne pas avoir eu de proches touchés directement par cette pandémie. Il est vrai que le milieu de la culture est particulièrement affecté. Selon la Musicians’ Union, un tiers des artistes britanniques envisage d’arrêter la musique. Je ne suis pas sûr que dans l’histoire moderne une telle désaffection ait déjà été constatée. Il est peu probable qu’une fois leur vocation abandonnée, ces musiciens reviennent quelques années plus tard sur le devant de la scène. Il y a, au contraire, un fort risque que de nombreux groupes de musique arrêtent définitivement leur activité. Le plus dur dans cette crise, c’est l’absence de visibilité. Une tournée s’organise entre neuf mois et un an à l’avance. Aujourd’hui personne ne peut prendre le risque d’avancer des sommes importantes pour organiser une tournée en sachant que du jour au lendemain les salles peuvent fermer de nouveau. Pour l’instant, dans Arkan, nous essayons de nous focaliser sur des événements positifs dont le plus important pour nous est la sortie de Lila H le 16 octobre. Nous espérons que dans ces temps troublés les fans continueront à soutenir les groupes qu’ils aiment.

François Armand

Arkan  / Lila H (France | 16 octobre 2020)

 

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