BILAN MUSIQUE 2010-2019
François Corda

FocusEntre grands absents, carrières avortées, renaissances, états de grâce et stakhanovisme, on ne s’est pas ennuyé ces dix dernières années. En tout cas, le « revival » rock des années 2000 semble remonter à l’antiquité. Entre 2010 et aujourd’hui, on a observé, lentement mais sûrement, le hip-hop autotuné et le R’n B supplanter le rock indépendant et le métal. Pas de doute : à l’image du show-business qui s’est invité dans les hautes sphères de l’état sous la forme de frustes bouffons aux mèches blondes ou de belles gueules aux sourires carnassiers, les starlettes vulgaires photoshopées comme les mauvais garçons bien propres sur eux ont pris le contrôle du monde musical.

Rien de surprenant, dans ces circonstances, qu’on ait tant aimé le chant abîmé de Daniel « le feu follet » Darc, dont la seconde partie de carrière, la meilleure, n’aura duré que dix petites années. Foutraque et dandy, défoncé et cultivé, aimant, il symbolise à lui seul l’envers d’une décennie maquillée à la truelle, tristement malfaisante. Quel soulagement, donc, que les hymnes corrosifs et drolatiques de Stupeflip, la mauvaise humeur bileuse de Bruit Noir. Le monde va mal, et ces trois artistes là s’en sont fait l’écho, que ce soit de façon cathartique, décalée et/ou poétique. Un peu de méchanceté bien orientée ne fait jamais de mal, un peu de bordel dans une époque trop ordonnée pour être honnête, ça soulage.

Pas ou peu de pop/rock indépendant à l’honneur, disions-nous en préambule. Il faut dire que les ténors du genre, Radiohead, ont peu produit, et sans laisser de souvenir incroyable. Dans leur sillage, Arcade Fire n’a jamais réellement confirmé son ex-futur statut de plus grand groupe du monde ;  Interpol et Placebo se sont écroulés ; Pixies a officié un retour honnête, malheureusement non confirmé par le récent et décevant Beneath the Eyrie ; My Bloody Valentine nous a fatigué, Godspeed You ! Black Emperor, ennuyé ; et Mogwai s’est reposé sur ses lauriers. Et au final on n’a sans doute jamais aussi peu entendu de guitare à la radio depuis le début des années 80.

Dans ce contexte moribond, deux groupes anglais ont émergé : These New Puritans et Alt-J. Les premiers n’ont pas rencontré le succès public des seconds, mais au moins deux points les réunissent. D’abord, Jack Barnett (TNP) et Joe Newman (Alt-J), à l’instar de Thom Yorke, sont des chanteurs flamboyants. Ensuite, ce sont deux groupes qui absorbent une multitude d’influences (folk, musique contemporaine, hip-hop, électronique…), et les restituent de façon tout à fait singulière en trouvant un sutil compromis entre vision artistique moderne et accessibilité.

Tapi dans l’ombre, un autre anglais oeuvre pour le bien de la pop music : Stephen Jones (auteur compositeur de Babybird). Ce natif du Shropshire a sans doute commis le titre le plus addictif de la décennie avec le royal « King of nothing », qui culmine à… moins de deux mille vues sur YouTube. Depuis  ses deux albums sortis à l’aube des années 10, Ex Maniac et The Pleasures of Self-Destruction, en compagnie de Johnny Depp, Jones a eu le temps de : sortir une cinquantaine de disques, tous autoproduits, dont une dizaine sous le nom de Babybird, faire une crise cardiaque, revenir sur la route, et retrouver une micro-maison de disques. D’une certaine manière Stephen Jones vit une deuxième carrière, de façon presque identique à la première, dans laquelle il s’était fait connaître en produisant deux albums lo-fi par an, jusqu’à ce qu’une major le prenne sous son aile. Il ne faut évidemment (et malheureusement) pas s’attendre à un retour en grâce médiatique, mais le parcours de cet homme approchant la soixantaine est si fascinant qu’il impose à lui seul le respect.

Autre stakhanoviste, français lui : Pascal Bouaziz. A l’origine des plus beaux albums français de la décennie (avec  Stupeflip et Daniel Darc), il a, dans ses trois projets (Bruit Noir, Mendelson et oeuvre solo), embrassé l’époque de sa vision politique noire et caustique, et tout à la fois délivré l’un des disques les plus chaleureux entendu ces dix dernières années : Haïkus. Tiens, et après tout, si Pascal Bouaziz  était l’alter ego français de Nick Cave ? L’australien a livré dans ses trois derniers disques une musique décharnée, sombre et poétique, comme peut l’être celle de Mendelson. La bande-son idéale pour se pencher sur soi, extirper sa part d’ombre et revenir à la lumière, purifié. La musique de Cave n’a jamais été aussi expérimentale, non au sens musical du terme, mais au sens qu’elle se vit, pour l’auditeur, comme une expérience transcendantale, presque religieuse.

Beach House, le duo canadien à formule, a pu nous porter de la sorte vers un état second : Bloom est un formidable ascenseur vers les étoiles, le produit d’une formule magique qu’Alex Scally et Victoria Legrand n’ont pas su, jusqu’à présent, reproduire avec la même vitalité. Leur musique est-elle trop minimaliste (une guitare, un orgue, une boîte à rythmes) pour accoucher d’un deuxième chef d’œuvre ? Future Islands, voisins américains de la côte Est, semblent prouver le contraire, eux qui fonctionnent exclusivement à la ligne de basse post punk et au clavier évanescent, et qui en quatre disques ont posé les bases d’une synth pop intouchable, sublimée par le chant possédé de Samuel T. Herring. Tandis que de l’autre côté de la route 66, Chris Corner continue de creuser sa techno dark pop survitaminée avec la même énergie, la même flamme mortifère. Il a construit en quinze ans une cathédrale électronique à la fois brutale et réflexive qui réunit de plus en plus de fidèles.

Pendant de nos PNL aux Etats-Unis, le cloud rap de Deniro Farrar fait également l’objet d’une forme de culte dans son pays (près de 100 000 abonnés à sa chaîne YouTube). Mais contrairement au duo de Corbeil-Essonnes, Deniro Farrar ne mêle pas esprit gangsta et mièvrerie de supermarché. Il faut dire que sa voix seule, râpée et sépulcrale, réhaussée d’un flow langoureux, nous laisse pantois. Son oeuvre (colossale après seulement dix ans de carrière) est une longue ballade en paix au pays des ombres.

Si nous avons peu cité d’artistes hip-hop et métal, c’est que ces deux genres nous ont semblé en perte de vitesse lors des dernières années (si ce n’est peut-être le grime anglais, qui a décollé depuis deux ou trois ans). Le premier s’est fait vampiriser par le R’n B, le second peine à trouver un second souffle. Et précisément, si nous avons choisi le seul quatuor Khemmis pour représenter le courant extrême du rock, c’est qu’ils ont su insuffler à leur doom une forme d’exaltation héroïque assez loin du cocktail traditionnel désespoir/violence qui a un peu de mal à se renouveler ces dernières années.

On terminera cette revue par une note d’apaisement : Bill Fay, 77 ans cette année, a resurgi du néant (quarante ans d’absence discographique) en 2012 avec Life is People puis trois ans plus tard avec Who is the sender, deux albums de folk empreints d’une sagesse duveteuse, arrangés avec une rare délicatesse. Non, les absents n’ont pas toujours tort : les années 20 verront, croyons-y, un nouvel album de The Sugar Plum Fairy pr. (qui nous a laissé orphelins depuis le superbe Shades of Grey, sublime album de pop romantico-noire sorti en 2010). The Cure aurait enfin annoncé un nouveau disque après douze ans de silence, et Jon Crosby, ex-futur espoir de la pop industrielle nous a annoncé son premier album depuis plus de dix ans, Black Magic, il y a de longs mois déjà. Wait and listen…

François Corda

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Top musique 2010-2019

These New Puritans
Alt-J
Nick Cave & the Bad Seeds
Khemmis
Mendelson & Bruit Noir
Stupeflip
IAMX
Future Islands
Deniro Farrar
Beach House (juste pour Bloom)
Bill Fay
Babybird (tout, et ça fait beaucoup : https://xbabybird.bandcamp.com/)
The Sugar Plum Fairy pr.

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