CHUTE LIBRE
joel schumacher

DeterreDevenu culte à l’orée du siècle, maintes fois cité comme référence dans la pop culture depuis (en France, notamment avec la chanson « J’pète les plombs » de Disiz La Peste), le film Chute libre devient aujourd’hui, dans l’Amérique de Trump, une œuvre presque prophétique.

Sorti au début des années 90, ce long-métrage a d’abord contribué à témoigner d’une nouvelle complexité du monde. En effet, jusqu’alors, le cinéma Hollywoodien agissait comme un reflet de la Guerre Froide, de manière généralement bipolarisée, souvent manichéenne, avec des héros très forts et dépositaires de valeurs fondatrices. L’arrivée des réalisateurs du nouvel Hollywood (Coppola et Scorcese en tête) a contribué à changer la donne après la guerre du Viêt-Nam, en introduisant des anti-héros (*). Au sortir d’un conflit larvé depuis plus de quarante ans contre l’URSS, les Etats-Unis dominent seuls l’échiquier mondial, quasiment sans partage. Leurs plus grands ennemis ne seraient-ils pas alors à présent eux-mêmes ?

L’effondrement de l’antagoniste Rouge et l’avènement du libéralisme économique ne tarde donc pas à donner le coup de grâce à une lecture simpliste de la civilisation. Celle-ci divisait les humains suivant deux systèmes politiques parfaitement identifiables : le monde libre, démocratique, d’un côté et le bloc communiste de l’autre. En 1992, lorsqu’est tourné Chute libre, ce modèle a fait long feu. L’Amérique du Georges Bush est allée combattre l’Irak pour du pétrole, Los Angeles est en proie aux émeutes, le capitalisme sauvage triomphe partout. Au milieu de ça, un homme se noie dans la confusion. Celui-ci ne le sait pas encore, mais il va devenir un véritable archétype de l’électorat conservateur. La chute montrée par le film est bien, quant à elle, celle de l’Amérique contemporaine.

L’homme en question, c’est Foster. Admirablement bien campé par Michael Douglas (crédité « D-Fens » au générique, soit l’immatriculation de son véhicule dans le film), avec ses rictus, sa mâchoire serrée et sa brosse de rigueur, son regard suffit déjà à montrer le poids de toute la colère contenue en lui. Quel automobiliste, coincé dans l’enfer des bouchons, n’a jamais rêvé de faire comme Foster, c’est-à-dire de laisser sa voiture au beau milieu de l’autoroute et d’enjamber la glissière de sécurité ? Le public découvre donc un personnage qui lui ressemble, porteur de fantasmes inavoués et de pulsions contenues. En effet Foster, en quittant la sécurité représentée par son véhicule et l’ornière dans laquelle celui-ci se trouve, fait ce que tout le monde a en tête mais que personne n’osera faire. Le succès de la franchise de jeu vidéo GTA une décade plus tard est là pour démontrer que ce besoin de transgression des règles en milieu urbain est très prégnant. Surtout, ce que personne ne peut savoir alors, c’est que Foster est en passe de devenir une réalité politique. Il est celui que les sociologues actuels appellent l’homme blanc en colère (**). Cet homme est déclassé dans une société qu’il dominait il y a peu, les valeurs morales qu’on lui a inculquées n’ont plus court, son travail, quand il ne l’a pas perdu, n’a plus de sens … Dans le film, Foster avait une vie calquée sur la norme, avec une femme, une petite fille, un chien, une maison, un travail d’ingénieur… Bref une sorte d’idéal absolu dans l’imaginaire collectif. Lorsque tout se désagrège autour de lui, il n’accepte pas l’idée de ne plus être conforme à cette image d’Epinal. Suant à grosses gouttes dans la chaleur étouffante, coincé dans sa voiture, bloqué sous un pont, entre la bande d’arrêt d’urgence et un bus scolaire rempli d’enfants excités, Foster va tout à coup imploser et entreprendre une véritable odyssée dans les rues de la ville. En abandonnant sa voiture, c’est-à-dire le produit de consommation phare et le symbole de réussite, il abandonne certes un statut social mais retrouve aussi une grisante liberté, comme un espace de paix au milieu de la tension ambiante.

S’en suit une succession de scènes sidérantes dans lesquelles on voit cet homme exprimer tout son désarroi face un système de valeurs qu’il ne comprend plus. Surtout, le spectateur assiste là à l’expulsion d’une violence accumulée, infligée par le système et finalement retournée contre lui. Foster renvoie à chaque fois les principes qu’on lui a appris sans trouver d’autres alternatives que la guerre. Il fustige la loi du marché à coup de battes de baseball dans les rayons d’une épicerie, les mensonges de la publicité au pistolet mitrailleur dans un fast-food, il affirme sa liberté de mouvement en tant citoyen face aux individus attachés à leur territoire, qu’ils soient gangster, golfeur ou même ouvrier de travaux publics, il rejette toute motivation politique face au tenancier néo-nazi du surplus militaire et affirme sa liberté d’expression… Le garçon obéissant n’accepte pas son déclassement et se raccroche à un socle moral qu’on a forgé en lui. En revoyant les vidéos de la petite enfance de sa fille, Foster revit ce moment où il veut à tout prix faire rentrer la petite dans une image qui serait une illustration parfaite du bonheur. L’enfant pleure parce qu’elle ne veut pas y entrer, son père ne peut pas l’entendre et insiste. Le malaise s’installe.

Face à Foster, il y a un vieux flic, Prendergast, joué par Robert Duvall, dont c’est le dernier jour avant le départ à la retraite anticipé. Il est une sorte de reflet de Foster. Son empathie pour le fou qui sème la terreur dans les rues de la ville est immense. Les motivations de Foster lui semblent très claires car lui-même vit dans un carcan, conscient d’être soumis à des injonctions contre lesquelles il ne veut pas lutter. Coincé entre sa femme, sa hiérarchie et ses collègues, sa libération passera quant à lui par la réaffirmation de quelques principes dévolus au mâle dominant qu’il a cessé d’être. A travers lui est transmise la caution morale du film : oui la société est pourrie, mais ce n’est pas une raison pour faire un carnage !

Il est d’ailleurs intéressant de noter la position de Prendergast entre sa collègue de travail, jeune et volontaire, et sa femme, mère déchue (ils ont eu une fille décédée étant petite), tendance dépressive et qui aurait tendance à compenser son absence de statut (mère sans enfant) en harcelant son mari. D’une part, il se sent obligé d’affirmer son amour pour sa femme devant sa collègue (ce qui dénote de son doute), d’autre part il finira par s’affirmer en redonnant un statut à sa femme : celui de femme au foyer. Le film révèle là une partie de sa nature profonde et probablement inconsciente en réaffirmant une phallocratie archaïque. D’un côté il y a une femme dont la liberté et l’indépendance seront réduites à néant quand le vieux flic commencera par la mettre sur la bonne piste, puis finira par reprendre l’initiative, de l’autre une femme avec qui il vit par conformisme, et donc qu’il déteste sans se l’avouer.

Ainsi, le vieil homme blanc frustré et dépassé a encore son mot à dire dans cette société. Lui seul va stopper la course folle de Foster, dans une sorte de parodie de duel, et ce sans aucun soutien. Malgré les bouleversements qui transforment la société, l’Amérique peut donc continuer à s’appuyer sur ce vieux briscard. La jeune femme flic n’arrivera à rien, que ce soit toute seule ou avec son partenaire bellâtre. Quant aux autres, en tant que représentants de ce monde qui évolue, ils sont tout simplement incapables de comprendre les signaux qui leur parviennent.

Mais, malgré le sous-texte effectivement conservateur du film, apporté par ce personnage de Prendergast, la grande force de Chute libre est de s’intéresser aux raisons de la colère. En effet, comment ne pas faire le lien avec notre actualité lorsque l’Amérique sort de la route et ne respecte plus aucune règle, cassant traités et accords à grands coups de barre de fer ? De même, comment ne pas faire de parallèle avec certaines tueries récentes ? Lorsque des gens prennent les armes pour tuer en masse, les médias évoquent tous en cœur la barbarie et le terrorisme. Quand les sociologues tentent de réfléchir aux causes profondes de ces drames, on entend alors de hautes responsables politiques parler de « culture de l’excuse » en parlant des sciences humaines justement (déclaration de Manuel Valls, alors Premier Ministre, en 2015). Le système se dédouane ainsi de toute responsabilité, les causes ne comptent pas. Le personnage de Foster, bien que caricatural, démontre très bien que les causes sont bien inhérentes à la société et qu’il faut aller les comprendre, même si cette démonstration se fait presqu’à l’insu du film, échappant à son réalisateur. En 2018, William « D-Fens » Foster a pris le dessus sur Prendergast, l’envoyant pour de bon à la retraite. Depuis 1992, il fascine, sidère, effraye, amuse… Tout cela sans que personne ne veuille réellement réfléchir à son cas. Reste cet homme, manifestant devant une banque, hurlant qu’il n’est « économiquement pas viable ». En passant à hauteur de Foster, alors qu’il est embarqué par la police, il dit : « rappelez-vous de moi ». Foster acquiesce. Le reste du monde reste indifférent. Peut-être se rend-il complice des drames à venir…

 * : A titre d’exemples, Apocalypse Now raconte l’itinéraire d’un soldat jusqu’au cœur de la jungle et interroge sur les frontières morales de l’être humain, Taxi Driver voit son protagoniste traumatisé par la guerre partir à la dérive dans les rues de New-York

 ** : Michael Kimmel – Angry White Men: American Masculinity at the End of an Era (2013).

François Armand

1h 53min | 26 février 1993 | Etats-Unis

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