LA FORME DES MONSTRES CONTEMPORAINS
la région sauvage – la forme de l’eau

DeterreParmi les productions cinématographiques récentes, il est intéressant de noter la sortie de deux films fantastiques (La Région sauvage et La Forme de l’eau) exploitant la figure du monstre pour révéler, chacun à leur manière, des héros nouveaux. Si le monstre n’existe dans la littérature et le cinéma que pour faire exister l’humanité de ceux ou celles qui y sont confrontés, alors ces deux œuvres de fiction nous donnent à voir  un paradoxe de notre société actuelle : les injonctions fréquentes à l’épanouissement sexuel font face à une certaine raideur morale qui opère un retour en force dans l’occident depuis quelques années.

La Région sauvage et La Forme de l’eau se trouvent en opposition radicale dans leur  mise en scène et leur thématique. Leur principal point commun réside dans le récit qu’ils font : celle d’une ou plusieurs relations amoureuses et/ou charnelles avec une créature monstrueuse. D’un côté, le très stylisé La Forme de l’Eau relate une histoire d’amour entre deux êtres mis au ban de la société, l’un parce qu’il est relégué au rang d’animal dénué d’intelligence, l’autre par son mutisme et sa condition de femme dans les années soixante. Dans la Région sauvage, le Mexicain Amat Escalante propose une vision beaucoup plus naturaliste. De romantisme il n’est ici pas question, uniquement de notre rapport tourmenté au sexe. A noter toutefois que, dans l’œuvre de Guillermo Del Toro, la symbolique de l’eau a aussi une forte connotation sexuelle, quand bien même le film reste finalement très prude. Deux aspects se dégagent de ces deux films : d’une part la culpabilité liée au sexe (notamment vis-à-vis des tabous autour de la masturbation) a disparu des représentations, et d’autre part, et ce malgré les différentes révolutions sexuelles du XXème siècle, les carcans sociétaux sont toujours bien présents. Le sexe, tel qu’il semble accepté partout aujourd’hui, doit tout de même respecter des conventions. A une époque où le bien-être est devenu une sorte d’obligation, où partout sont vantés les bénéfices d’une sexualité épanouie, peut-être que les frustrations n’ont jamais été aussi grandes.

La Forme de l’eau pourrait se résumer à une histoire de revanche dans laquelle des marginaux se trouvent mis au premier plan de l’action. Face à eux, Richard Strickland, le personnage campé par Michael Shannon, est un archétype : l’homme Blanc en colère, arrogant, conservateur, sexiste et raciste. Si ce personnage est tout puissant dans le contexte du film, sa ressemblance avec l’électeur actuel de Trump fait de lui un homme du passé, perdant pied face à un monde qui se complexifie sans cesse. Le décor fixé dans les années soixante, époque où les discriminations envers les Noirs ou les femmes étaient encore très fortes, permet d’éviter le débat du statut actuel des minorités aujourd’hui.  Pour lutter contre la violence exercée par Strickland sur le monstre, une galerie de personnages se serrent les coudes et se comprennent au-delà de leurs différences (on baigne alors dans une sorte de progressisme béat) : la femme, l’handicapée, l’homosexuel, la Noire. Dans ce contexte, la rencontre avec le monstre  intervient comme une révélation, un choc contre lequel on ne peut rien. Aimer le monstre, le toucher… une déviance ? En réalité une sorte d’aboutissement, l’effondrement d’un ultime tabou, au-delà de l’identité sexuelle. Le monstre incarne un sexe  d’un genre nouveau et est doué d’une sensibilité dont sont incapables de faire preuve bien des humains… Strickland incarne alors toutes les rigidités et les freins d’une époque qui ralentissent un processus de tolérance qui semble pourtant incoercible.

La Forme de l’eau nous narre une relation passionnelle, uniquement basée sur l’empathie. Cette sorte d’altruisme épanoui se passe de mots ou d’explications, comme s’il fallait à présent dépasser tous les genres. Finalement quels sont les tabous qui subsistent encore aujourd’hui ? On peut être homo, bi, libertin, rien ne compte finalement que la connexion avec son partenaire, au-delà des préférences sexuelles. En face, quel est le modèle proposé par la société ? La Forme de l’eau nous montre une sexualité pauvre et brutale, cantonnée dans le carcan de la famille idéale du rêve américain, entre une femme-objet (épouse obéissante, mère irréprochable et excellente ménagère) et un homme  qui refuse d’assumer ses frustrations. 

La Région Sauvage évoque de manière quasi-documentaire cette même misère sexuelle : celle de la mère de famille qui vole seule quelques instants de plaisir sous la douche (dans la Forme de l’Eau, l’héroïne aussi se masturbe… dans son bain), les gamins criant de l’autre côté de la cloison, ou encore celle du père enfermé dans un modèle de virilité, qui ne parvient plus qu’à vaguement écœurer sa femme en couchant avec elle de façon lapidaire, se mentant à lui-même et s’enfermant dans sa frustration. Lorsque certains de ces protagonistes, homme ou femme, rencontrent le monstre (extra-terrestre celui-ci), leur jouissance est si forte qu’elle les emporte, leur désir devient si aigu que l’alien les domine de manière irrépressible. Le monstre finira par les blesser, les tuer, les absorber. Cela ne peut être autrement. Les heures d’extase obtenues dans cette cabane étrange chassent toute raison et tout instinct de survie. Dès lors, il devient impossible de ne serait-ce qu’envisager à nouveau du sexe avec un autre humain. Là aussi, le genre est transcendé, hommes et femmes sont soumis de la même manière à cette dépendance extatique. En-dehors de la cabane, le sexisme, l’homophobie et la morale sont tellement ancrés que toute lutte est trop inégale. Le monstre, en procurant ces plaisirs indescriptibles, oblige ses amants à se libérer. Ici, la  lutte contre le machisme et la violence ordinaire passe également par une force extérieure.

A l’opposé, la scène d’amour située dans la salle de bains dans La Forme de l’Eau est un instant totalement onirique, à l’esthétisme extrêmement travaillé, de manière à produire un vrai poème visuel. Elle se déroule donc entièrement dans l’eau, allégorie du moule qui prend forme autour de soi et qui permet de s’accomplir enfin, de se sentir entier. Cette séquence demeure la clé du film : la fille muette est enfin complète, elle dépasse son handicap. La forme de l’eau, c’est la pièce qui manquait pour terminer son puzzle personnel. Dans la mythologie antique, l’eau était l’antre des monstres primordiaux, c’est-à-dire des êtres de toutes les pulsions primitives. Ils rendent possible tous les fantasmes, permettent toutes les perversions, annihilent les genres (on retrouve dans le monde Antique des monstres féminins bardés de phallus, comme les Gorgones par exemple).

Escalante propose, lui, une créature faite d’immenses tentacules, une sorte de pieuvre fait d’attributs masculins et féminins, dédié ainsi à la fusion des corps. Cet amant extra-terrestre rappelle beaucoup, dans sa forme et dans la manière dont elle englobe ses partenaires pendant l’acte, l’abomination enfantée par le personnage d’Isabelle Adjani dans Possession d’Andrzej Zulawski (1981). La fonction du monstre était exactement la même que dans la Région Sauvage : une mère asservie à l’alien  devient tueuse, rendue folle par son désir. Il est intéressant de remarquer que le mal absolu, ou plutôt la source infernale du monstre venait alors du corps de la femme (la scène dans le couloir du métro demeure à ce titre absolument sidérante). Presque quarante ans séparent Possession de la Région Sauvage et une constatation peut être faite : le péché originel de la femme semble aujourd’hui lavé puisqu’il ne vient plus de son propre corps, mais de l’espace. Eve n’est donc plus responsable des déboires de l’humanité tout entière et le sexe n’est plus cet interdit qui provoque tous les malheurs.

Voilà les nouvelles figures héroïques : des femmes du commun luttant simplement contre la grisaille de leur quotidien et que le monstre vient révéler à elles-mêmes. Ce que semblent nous dire Escalante et Del Toro, c’est que si nos carcans sociétaux entravent notre épanouissement, il faut en passer par le franchissement de certaines frontières, morale et/ou sexuelle, au risque de se perdre dans la passion ; jusqu’à l’exclusion, n’offrant que la mort ou la fuite dans un autre monde comme alternative. Doit-on pour autant se résigner ? La liberté procure la sensation d’exister mais elle a un coût …

François Armand

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La Région sauvage de Amat Escalante (Mexique ; 1h38)

Date de sortie : 19 juillet 2017

La Forme de l’eau de Guillermo Del Toro (Etats-Unis ; 2h03)

Date de sortie : 21 février 2018

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