Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il existe une certaine bienveillance à l’égard du dernier film du Sri-Lankais Vimukhti Jayasundara. Après une Caméra d’or à Cannes pour La Terre outragée, il est à nouveau question, dans Chatrak, de formalisme, de suggestion et d’expérience cinématographique tropicale. Le problème évident de Chatrak n’est pas là : pas dans le fait de mettre le spectateur face à des plans qui le laissent totalement perdu ; mais dans la sacralisation de ces moments d’hébétude – pour les personnages, pour le spectateur – sans qu’aucune tension ne puisse les relier à quoi que ce soit. Soit l’art pour l’art, ou le plan pour le plan.
Reprenons du début. Dans une forêt asiatique, un jeune homme fuit d’autres hommes, rencontre un soldat étranger et se baigne avec lui. Sur un chantier gigantesque, un architecte évoque son séjour à Dubaï, éprouve des difficultés à parler à sa femme et cherche son frère, qui est vraisemblablement cet homme dans la forêt. Le tout, sur fond de métaphore entre les champignons hallucinogènes que mange le jeune homme et ces nouvelles villes qui, telles Dubaï, sont des endroits sans âme et sans racine (chatrak signifie champignon). Le film est à l’image de cette cohérence formelle. C’est son plus grand défaut. Jamais le récit, pourtant fragmenté, n’hésite. Les séquences ne semblent pas répondre à une mise en tension des éléments mis en place, mais à une logique fonctionnelle d’où est exclu tout réalisme. Vimukhti Jayasundara ne semble rien chercher qu’il ait déjà trouvé. Il ne traque pas. Au contraire, toujours en train de séparer le film de sa réalisation, il montre ses travellings comme un élève montre sa copie à son professeur.
Le problème, c’est que le cinéma est un art réaliste. Ce que Chatrak montre par l’absurde. Il ne s’agit pas de vouloir la réalité à tout prix ni sa restitution mimétique (le bon cinéma fantastique est réaliste) mais d’aspirer à ce que le film nous plonge dans un cadre, une atmosphère, qui donne l’illusion de la réalité, et où s’établira une tension entre opérations formelles et crédibilité de la fiction. Dans Chatrak, la manière de filmer y est telle que je sais, en tant que spectateur, que ce que je vois n’est pas vrai. De cet homme perdu en forêt, réplique d’un bon sauvage qui ne peut vivre qu’en présence des arbres, à ce soldat qui parle à la terre sans qu’on n’y voit d’abord un jeu d’acteur, jusqu’à cet architecte semble-t-il hanté par les immeubles qu’il construit, aucune incarnation ne surgit qui pourrait valider leur existence le temps du film (seul le corps de la femme de l’architecte semble avoir une présence). On a donc l’impression que les personnages ne vivent pas leur vie, mais une vie que le cinéma a conçu pour eux.
Ironie du dispositif imaginé par le réalisateur, le meilleur moment du film est une séquence de reportage filmé en DV auprès d’hommes dépossédés de leurs terres en vue de la construction des immeubles géants. La vigueur de ces regards et de ces paroles prises sur le vif contrastent de manière saisissante avec l’absence de vie des personnages principaux évoluant dans des plans sculptés selon un formalisme douteux (cf. le travelling sur les champignons ou celui, final, sur l’architecte à la fois en train de mourir et de se lamenter à voix haute – spectateur oblige – sur le sort réservé à cette terre, encore une fois, outragée). Douteux car ne répondant, encore une fois, à aucune tension inhérente au récit.
La bienveillance envers ce type de films d’auteur (instinctifs, poétiques, suggestifs, etc.) n’est pas excitante et repose sur une nouvelle manière de faire du cinéma qui pourrait devenir lassante. On n’ose pas parler d’ennui, car il n’y aurait rien à dire d’un ennui personnel devant un film. Pas question non plus de remettre en cause les intentions du cinéaste, le sujet a une vraie force politique. Non, il est plutôt à désespérer que le cinéma ne se jauge qu’à l’aune d’un éventuel talent (curieux terme) et à une poésie sans objet. C’est en soi déjà beaucoup, mais comparé à l’intensité des situations ou aux étincelles de présent que le cinéma peut faire surgir, c’est finalement très peu.bub
Marc Urumi
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Chatrak de Vimukthi Jayasundara (Inde, France ; 1h30)
Date de sortie : 6 février 2013
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