Quel lien peut-on tisser entre des films aussi éloignés que Skyfall, Bovines, Holy Motors et Les Bêtes du Sud Sauvage ? La question est ardue car ces films-là, ainsi que les six autres qui pour l’auteur de ces lignes comptent parmi les plus importants de 2012, forment une sélection hétérogène (voir plus bas la liste). En quoi ces œuvres se répondent-elles alors que leurs formes sont si diverses (se côtoient ici des gestes documentaires et des entreprises de fiction, des films d’auteur sans le sou et des productions plus fortunées, sans oublier un blockbuster et une série TV) ? Une réponse existe : en-deçà de la diversité de formes, il y a une volonté palpable dans chacun de ces films, suivant son contexte propre, de prendre des risques pour transformer le réel.
Un constat s’impose à la lecture de ces dix films : la réalité telle qu’on peut la vivre dans nos sociétés actuellement est angoissante et instable. Les contraires cohabitent et éprouvent les individus, les façonnent. Le monde est en tension. Que ce soit entre violence et douceur (Tyrannosaur, Les Bêtes du Sud Sauvage, Walk Away Renée, Skyfall), entre folie et prescience (Take Shelter, Homeland), ou entre joie des rencontres et détresse solitaire (Oslo, 31 Août, Holy Motors, Take Shelter, Skyfall, Tyrannosaur). Que ce soit aussi entre rapport de forces et collaboration (Augustine, Homeland), ou encore entre grâce et vulgarité (Bovines, Holy Motors, Walk Away Renée)… Les êtres sont mis en scène comme ballotés dans des réalités qui leur imposent leurs règles de conduite, de sensation, de survie, de pensée. Et si le spectateur peut percevoir cette mainmise du monde en tension sur les être qui l’habitent, c’est grâce aux partis-pris de réalisation qui sont mis en œuvre dans ces films.
Parfois l’écriture scénaristique et la gestion du récit suffisent ou participent principalement à rendre compte de l’impact du réel sur les individus. Par exemple les drames d’Augustine, de Skyfall ou d’Homeland proposent des histoires où la tension psychologique est clairement dite et rappelle combien un manipulateur a besoin d’être son propre dupe pour tenter de résoudre son conflit intérieur. Mais de manière plus indirecte, une tension peut être évoquée par une voix off comme dans Les Bêtes du Sud Sauvage. La détermination de Hushpuppy à s’écrire elle-même comme un héros mythologique d’une ère à venir démontre combien il lui est nécessaire de se raconter, à elle-même ainsi qu’aux autres, une telle histoire pour pouvoir survivre. Et quand l’absence totale de récit est affirmée comme c’est le cas dans Bovines, la tension est tout de même produite du côté du spectateur par un pur réflexe cognitif, ce qui rappelle à quel point cette tension semble constitutive de l’être humain dans son inscription dans le monde.
Dans d’autres films des choix formels spécifiques servent d’amplificateurs. Ainsi l’usage du hors-champ dans Tyrannosaur pour permettre à la violence de pouvoir sourdre à tout moment dans une situation qui semble pourtant apaisée. Le travail de la bande-son dans Oslo, 31 Août instaure quant à lui une distance infranchissable entre Anders et la société dans laquelle il n’arrive pas à s’intégrer, alors que M. Oscar d’Holy Motors parvient à supporter cette même sorte de détresse grâce au jeu d’introspection et de miroir que Leos Carax lui fait jouer dans certaines saynètes. Dans Take Shelter, c’est le prolongement d’un plan au-delà de l’action filmée qui rappelle régulièrement qu’une menace existe potentiellement dans le monde extérieur et intérieur, tandis que Walk Away Renée fonctionne différemment à ce sujet puisque c’est le montage par association émotionnelle ou thématique qui se charge de rappeler l’instabilité permanente d’un monde intérieur qui déborde sur son environnement physique et affectif avec de fortes variations. En somme, les dix films de la sélection mettent en scène des héros qui se débattent avec des mondes contrastés qui les informent à leur image.
Mais l’importance de ces films vient du fait qu’ils ne font pas que dresser le constat de cette réalité qui s’impose aux êtres. Chacun à sa manière, dans les limites respectives de son type de production, cherche à dépasser cet état de fait. Parfois l’individu échoue (Oslo, 31 Août), dans d’autres occasions tout au contraire il réussit (Les Bêtes du Sud Sauvage). Mais toujours un risque est pris. D’une certaine manière, le résultat est le même dans tous les cas. Car en termes de réalisation l’enjeu excède la destinée des individus portés à l’écran. Ce qui compte, c’est de faire du cinéma, c’est-à-dire de transformer le réel en un nouveau réel à l’aide d’images sonores en mouvement. De redire encore et encore que c’est possible. Qu’il est possible de dépasser la tension du monde travaillé par ses contraires et d’inventer un nouveau monde. Et c’est là qu’intervient la poésie. Celle en premier lieu des Bêtes du Sud Sauvage où Benh Zeitlin ringardise à l’aide d’une petite fille de six ans, d’une caméra DV et de gros sangliers tous les films eschatologiques à gros budgets qui cherchent à faire eux aussi de la confrontation héroïque avec la menace qui approche l’acmé dramatique et décisive où l’individu se sublime et se découvre à lui-même. Il y a également la poésie de Take Shelter qu’introduit Jeff Nichols pour maintenir par le tempo du montage, la structure de son récit et dans l’image elle-même cette indécidabilité psychologique dans laquelle souffre son personnage principal. Il y a également cette poésie aussi abstraite que matérielle de Walk Away Renée où Jonathan Caouette reconstruit l’espace et ses teintes selon une temporalité mémorielle qui fait fi de la version chronologique stricte habituelle d’un récit. Il ouvre ainsi un autre imaginaire débarrassé des codes d’une société qui est mal disposée à l’accueillir et le comprendre. Et si le geste poétique de Léos Carax dans Holy Motors s’amuse à ne briller que par intermittence comme par espièglerie et didactisme, celui d’Emmanuel Gras s’avère plus humble et incarné dans Bovines où des figures émergent du montage pour questionner le regard du spectateur en ce qu’il projette sur le monde. Ces deux derniers films rappellent combien la poésie et l’enchantement du monde résident dans l’œil actif et créatif qui observe le réel pour le transformer.
En transformant le réel, ces dix films courageux de 2012 rappellent qu’un état du monde peut être dépassé, au-delà des tensions qui façonnent les individus et très souvent les font souffrir. Leur poésie s’appuie sur des savoir-faire rhétoriques souvent pertinents. Elle donne surtout du souffle au nouveau monde qu’il reste à imaginer encore et encore.bub
Jacques Danvin
bub
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Top cinéma 2012
01 – Les Bêtes du Sud Sauvage
02 – Tyrannosaur
03 – Bovines
04 – Take Shelter
05 – Augustine
06 – Holy Motors
07 – Walk Away Renée
08 – Oslo, 31 août
09 – Homeland (saison 1)
10 – Skyfall
bub