Margin Call
J.C. Chandor

—–EnterreIl y a une grande résignation dans Margin Call. Explicitement, implicitement. De manière explicite, il y a résignation de la part des personnages de cette histoire de traders inaugurant la crise financière des subprimes. De manière implicite, il y a résignation également de la part de J.C. Chandor lui-même, qui par sa réalisation vient à jeter le doute sur la puissance d’invention du langage cinématographique qui je le crois peut transcender ce type d’histoire en un espace de créativité. Tristesse de Jacques Danvin face à un bon film qui scie malheureusement la branche sur laquelle il est assis.

Que ce soit Sam, Will, Sarah, Eric, Peter et Seth, voire John le big boss, ainsi que tous leurs collaborateurs, spéculateurs et traders ou spécialistes des risques financiers, tous les personnages reconnaissent la fatalité de la crise à venir et qu’ils inaugurent en bradant dans l’urgence tous leurs placements à risque afin de dégager la meilleure marge. Tous reconnaissent la logique implacable à laquelle ils se plient : « après moi le Déluge ». Il est vrai qu’ils s’y conforment plus ou moins volontiers. Certains résistent un peu, mais toujours en admettant qu’ils ne sont que les rouages tristes d’un système dont personne ne souhaite finalement avoir une vue d’ensemble. Car en effet dans Margin Call, le monde en sa globalité est une idée qui demeure intangible. Il revient au spectateur seul de se faire une représentation des conséquences de la crise sur les populations, sur les jeux de pouvoirs politiques entre les lobbies, les corps intermédiaires et les gouvernements, ou encore sur l’insouciance des consommateurs eux-mêmes qui confortent de fait le système. Le point de vue général du film ne varie pas tout au long de l’histoire. Il est celui du spectateur non-trader mais suffisamment renseigné pour pouvoir cependant saisir les enjeux et ressorts d’une banque d’assurances à la sauce du capitalisme néolibéral financier. Les quelques scènes didactiques comme celles où Sam et John à des moments séparés demandent à Peter de parler anglais, c’est-à-dire une langue qu’ils entendent, servent à ce sujet moins à aider le spectateur à comprendre de quoi il retourne qu’à montrer combien les hommes d’affaires sont déconnectés des modèles de projection financière sur lesquels pourtant ils s’appuient pour prendre toutes leurs décisions. Et ce point de vue depuis l’extérieur est intériorisé dans un espace étroit (principalement les différents bureaux des personnages) et cantonné à un épisode bref (toute l’histoire se déroule en moins de 24h). En-dehors des vues nocturnes sur New-York illuminée, les seuls moments où les protagonistes sont en contact avec l’extérieur se résument à deux trois plans. Ici une scène maladroite dans un ascenseur où Sarah et Jared parlent à mots couverts de stratégie de résolution de crise en présence d’une femme de ménage qui regarde dans le vide pour ne pas les déranger. Là un plan d’ensemble dans une des rues voisines de l’immeuble, où Peter marche en écoutant sa musique alors que des éboueurs ramassent les poubelles. Le regard du spectateur est limité par ce que montre le film à un seul point de vue et sans que le système soit embrassé dans sa globalité.

Le style de la mise en scène de J.C. Chandor accentue cette impression de cantonnement, mais de manière implicite et sous la forme d’un impensé. Ses choix formels sont en somme de facture très classique, et les quelques moments qu’on pourrait croire plus audacieux n’ont d’autres objectifs que de créer des impressions convenues. Prenons le vignettage des plans qui montrent la soirée que passe Peter en solitaire à analyser les documents que lui a laissés Eric avant d’être licencié. Cet effet visuel n’a pour objectif que de faire sentir qu’un cerveau de jeune cadre est en pleine abstraction mathématique. Ou encore ces longs fondus au noir qui délimitent de larges séquences : ils n’ont pas la fonction de marquer un chapitrage structurant le geste inéluctable du drame représenté, mais indiquent simplement avec douceur une ellipse spatiale ou temporelle. Plus spécifiquement, le style classique de J.C. Chandor ne s’embarrasse jamais du hors champ. Non seulement les plans ne montrent que des espaces intérieurs sans âme particulière ou des extérieurs sans horizon visible, mais ils ne sont jamais perturbés par ce qui est hors cadre. Hormis dans les dialogues rendus classiquement en champ / contre champ et où les voix en off s’ajoutent à l’image, rien du hors champ ne fait effraction, rien dans la mise en scène n’indique une action ou une focalisation sciemment non montrée. Le hors champ dans Margin Call ne participe pas de la construction du visible. Ce qui d’une certaine manière apparaît comme cohérent avec la proposition narrative, à savoir la limitation du point de vue du spectateur à un strict « ici et maintenant ».

Sauf que cette cohérence dans le cantonnement du regard du spectateur s’accompagne d’une impression de résignation qui dépasse l’histoire en elle-même. Dans ce monde qui se vide de toute possibilité d’acte héroïque, on ne compte plus le nombre de dialogues en tête à tête où les considérations tristes se succèdent et se répondent en miroir sans rien proposer de nouveau. Will et Eric, Sarah et Jared, Seth et Will, Sam et Peter, Sarah et Eric, John et Sam, Jared et Seth, etc. Plus que les hommes, ce sont les mots qui échouent à changer quoi que ce soit. Ils font état de leur impuissance seulement. Et plus que les mots, c’est le langage cinématographique lui-même qui échoue ici à exploser le cadre dans lequel il réduit sa portée.bub

Jacques Danvin

bub

———

Margin Call de J.C. Chandor (Etats-Unis ; 1h47)

Date de sortie : 2 mai 2012

bub

gg

Comments
  • Amandine

    Très bonne review du film, très pointue, très bien écrite. Cependant j’ai plutôt tendance à penser l’inverse, à savoir que le dépouillement de la mise en scène et son « classicisme » (dirons nous, pour faire rapide) servent le propos, le sujet, mettent en avant les dialogues, les échanges et les confrontations entre les personnages.
    Margin Call réussit le pari de traiter d’un sujet totalement anti-cinématographique, tout en ne perdant jamais son spectateur (en tout cas à titre personnel, je susi restée accrochée à l’histoire d’un bout à l’autre)

Commencez à écrire et validez pour lancer la recherche.