ALAN WILDER AKA RECOIL
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FocusAlan Wilder. Son nom ne vous dit certainement rien, mais si l’on dit Depeche Mode alors tout le monde lève la main ! Homme de l’ombre, cet anglais discret a servi la bonne cause modienne pendant une douzaine d’années sans faire de bruit. Seule la porte qu’il a claquée après la tournée des excès, Devotional (1993-1994), raisonne encore dans la tête des admirateurs du groupe. Et pour cause, c’est Wilder et personne d’autre qui a été longtemps l’architecte sonore des stars de l’électro pop.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Depeche Mode, après son départ, s’est orienté vers un son « rock », avec guitares et batterie. Alan Wilder, c’était l’habilleur des mélodies, l’arrangeur de Martin Gore, un créateur d’ambiances et de sons. Au sein du combo il n’a quasiment jamais eu son mot à dire en matière de songwriting. Le blondinet Gore lui a bien laissé quelques miettes au départ, histoire de l’amadouer (« Two Minutes Warning » et  « The Landscape is Changing » sur Construction Time Again (1983), « If You Want » sur Some Great Reward (1984), sont des compositions de Wilder), puis plus rien pendant dix ans.

Son art de l’arrangement a pourtant permis au groupe d’accéder à une notoriété fulgurante avec le titre « Enjoy the Silence ». Lui attribuer entièrement son succès serait bien entendu de la pure mauvaise foi, mais le dépouillement de la chanson, sa limpidité, ne sont clairement pas innocentes dans sa popularité. Et c’est Wilder qui a dit à Gore durant l’enregistrement de Violator (1990), alors que ce dernier ne parvenait pas à terminer le morceau, empêtré qu’il était sous des couches d’instruments, qu’il fallait simplifier au maximum sa mélodie, diminuer le tempo*. C’est aussi lui, qui, trois ans plus tard, a importé la batterie sur l’album Songs of Faith and Devotion (1993) et initié par là-même l’heureux virage rock que suivra le groupe par la suite.

Mais pour rendre un véritable hommage à Wilder il faut surtout évoquer son projet solo, Recoil, né sans doute d’une forme d’insatisfaction, Gore ne lui laissant donc qu’un rôle d’arrangeur au sein de Depeche Mode. A l’écoute de son premier album sous ce nom, 1+2 (1986), l’anglais semble avoir du mal à s’émanciper en tant que compositeur : beaucoup de samples empruntés aux chansons de DM, et des compositions hypnotiques qui s’étirent parfois inutilement. Toutefois, il réussit dès ses débuts à installer une ambiance glauque, psychédélique et envoûtante qui deviendra sa marque de fabrique par la suite. A ce titre, des morceaux comme « Grain » et « Stone » perturbent encore, plus de vingt ans après leur sortie : une mélodie au piano sobre et pesante, des bruits qui sortent tout droit de l’espace, c’est fascinant.

Ce qu’il est intéressant de constater, c’est que même seul aux commandes, Alan Wilder reste tapi dans l’obscurité médiatique. Dès son deuxième album, Bloodline (1992), il fit appel à des chanteurs de tous horizons musicaux, préférant laisser ces derniers tenir les premiers rôles. Bloodline est à proprement parler un album de transition qui démontre que Wilder veut alors s’éloigner du format dépouillé et très expérimental de ses premiers pas pour embrasser une musique plus complexe, plus éclatée. Recoil prend alors un tournant plus orchestral, entre électronique, blues et musique à filiation cinématographique.

C’est cette formule dans laquelle cet artiste hors-normes, hors des sentiers battus, a trouvé un épanouissement total. Planqué derrière ses claviers et ses machines, Alan Wilder fait parler un monde tiraillé entre musique roots (le blues donc, mais aussi le gospel et la soul) et psychédélisme électronique moite, souvent malsain. A ce jour le point d’orgue de sa carrière est le génialissime Liquid (2000), porté en son temps par le single « Strange Hours » sur lequel la voix de la diva Diamanda Galás se fait torturer dans un finale réellement flippant. A l’instar de ce titre, la musique de Recoil est androïde : le facteur humain, chaud et vivant (que ce soient les voix charnelles que convie Wilder ou bien les cordes, omniprésentes), percute sans arrêt la rigidité de l’électronique incarnée par des beats puissants et des couleurs industrielles. Cette dualité est paroxystique dans le déconcertant subHuman (2007), dernier album en date de Recoil. La voix et la guitare de Joe Richardson, tout droit sorties du bayou, roots comme jamais, y croisent le fer avec les sons millimétrés de Wilder, apôtre d’une ambient ample et abyssale. Le résultat est renversant, proche du concept-album.

Expert en cadavres exquis musicaux, artiste rare (six disques en vingt ans), Alan Wilder a construit tout au long de sa carrière une œuvre complexe, moderne et progressive, mais qui a su rester accueillante. L’homme s’est aussi forgé un nom en marge de ses anciennes activités au sein de l’un des plus grands groupes d’électro-pop, sans faire de bruit. Alors, si l’anglais semble fermement décidé à rester dans l’ombre médiatique, sa musique, elle, mérite un autre sort.

*cf. l’excellent Ethique Synthétique de Sébastien Michaud, paru chez Camion Blanc (01.11.2001)

François Corda

Showing 3 comments
  • ZeN

    Très bon article avec juste un bémol… c’est Alan qui a décidé de lui même de ne plus composer pour DM… pas Martin qui l’aurait vampirisé.
    Il ne se sentait pas à l’aise avec les compos en format pop, et encore moins avec les paroles et mélodies vocales. Pour reprendre ses propres mots (itw radio ZevoX 2010) :
    « Q : Et toi ? tu as écrit des titres jusqu’à Some Great Reward et puis plus rien ? était ce parce que Recoil commençait ?

    R : Je crois que j’ai pris consciemment la décision de ne plus le faire.? Je n’ai jamais vraiment voulu le faire. Je sentais que je devais le faire, parce que je faisais partie du groupe, je devais écrire, mais je ne les trouvais pas forcement bonnes, j’ai eu du mal pour les textes, ne les ai jamais trouvé très bons, plutôt ridicules même. Ce genre de titres ne vient pas naturellement pour moi. Ce qui vient naturellement, c’est la création de paysages sonores, ce que je fais maintenant et ce que je fais de mieux et je laisse d’autres s’occuper des paroles. J’utilise mes compétences pour les orchestrer et c’est là ou je me sens en confiance, je le fais naturellement et c’est là ou je suis le meilleur »

  • François Corda

    Merci pour cette précision ! Dans l’excellent Ethique Synthétique de Sébastien Michaud, Wilder affirme bien qu’il quitte le groupe suite, évidemment aux problèmes de la tournée Devotional, mais aussi au manque de considération de son travail (grandissant d’année en année) qu’il ressentait. Je pensais que cela passait par la mainmise de Gore sur l’écriture…

  • ponceblanc92

    Juste retour des choses que cet article passionnant sur Alan Wilder qui est un artiste moderne et très talentueux.

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