Shame de Steve McQueen est un film perturbant parce qu’il présente une énigme dont la solution est ambiguë. Le film en effet n’explique pas vraiment la raison de l’addiction sexuelle de Brandon, et de la honte qui en découle. Il propose en fait une clef qui sert un enjeu plus stylistique que dramatique ou bien psychologique. C’est là que réside sa grande force. Mais c’est là aussi que se révèle une certaine limite.
S’il y a pour Brandon, le personnage principal de Shame, une honte à éprouver, ce n’est pas celle d’être hyper dépendant du sexe au point d’enchaîner dans une frénésie terrifiante video-chat porno, prostituées, ou encore plans cul sous un pont. La honte en question, c’est celle de se sentir fuir quand la réalité devient trop engageante. La clef nous est le plus clairement donnée lors d’un long plan séquence où Brandon et Marianne marchent côte à côte dans la rue à la suite de leur premier date au restaurant. Après un moment plus léger ponctué de plaisanteries et de rires, il lui demande un peu à brûle-pourpoint à quelle époque passée ou à venir, et en quel autre endroit elle aimerait vivre si elle avait le pouvoir de réaliser ce rêve. La réponse de Marianne est d’une spontanéité saine qui contraste fortement avec la nostalgie et le mal-être de Brandon : « Ici et maintenant ». Ici et maintenant, c’est exactement là où Brandon ne peut pas s’inscrire, ce dont il est conscient et ce qu’il fuit dans l’oubli par le sexe qu’il pratique intensément, sans affection, sans hier et sans lendemain. Que ce soit dans sa relation avec Marianne, ou encore avec sa sœur Sissy, dès qu’il faut s’engager vraiment, Brandon démissionne. Et il en a honte.
C’est délibérément que Steve McQueen choisit le plan-séquence pour montrer cette scène avec Marianne et toutes celles où Brandon est confronté à la réalité qu’il fuit. Quand par exemple il rentre chez lui un soir et qu’il découvre Sissy nue dans la salle de bain, qu’il l’observe longuement alors avec gêne et colère sans comprendre pourquoi il reste face à elle, et qu’il se décide enfin à la laisser seule pour se diriger vers le salon et arrêter le tourne-disque : une action qui dure plusieurs minutes, un seul plan mobile, aucune coupure. En l’inscrivant dans la durée du plan-séquence en mouvement, et en le cantonnant à un espace continu que l’image découvre et recouvre en se déplaçant, Steve McQueen piège de façon remarquable son personnage dans un monde visuel et sonore sans raccords, c’est-à-dire dans un monde circonscrit où aucune porte de sortie ne se présente à lui. Le film est alors tout sauf un imaginaire fantastique dans lequel s’évader. C’est New York aujourd’hui. Une contingence.
Le procédé cependant touche à ses limites dès lors qu’il devient trop visible et aliène à l’enjeu stylistique toute tentative d’explication psychologique et narrative de la situation de Brandon. Cela se ressent tout particulièrement dans l’économie dramatique du film. La fonction du personnage de Sissy en est l’élément le plus parlant. Elle apparaît dans l’histoire comme l’agent qui va mettre en crise Brandon, qui surgit du passé et théoriquement est censé provoquer un avenir, une prise de conscience et une réaction, un changement. Mais au final, pas vraiment. Elle ne jouera que vaguement le rôle d’objecteur de conscience. Elle sera surtout le rappel d’une réalité pesante à fuir. Et tout le film est pris dans cette tension pas vraiment productrice où le drame psychologique permet du bout des lèvres, mais en l’encombrant aussi, le geste stylistique d’emprisonnement et de fuite. Le film le supporte bien, mais cela reste un point aveugle dont le spectateur ne sait pas vraiment que faire.gg
Jacques Danvin
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Shame de Steve McQueen (Royaume-Uni ; 1h39)
Date de sortie : 7 décembre 2011
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