Sleeping Beauty
Julia Leigh

DeterreSleeping Beauty est une œuvre de patience qui rassemble. Patience requise pour tout le monde, des personnages aux spectateurs. Tout en passant par Julia Leigh elle-même qui réalise là une œuvre intelligente et courageuse où elle cherche moins à juger une société qui réifie et exploite le corps des jeunes femmes qu’à proposer dans un geste positif une manière décente de regarder le corps d’un être humain.

Pour réaliser ce geste, Julia Leigh construit un récit lent et décousu où les faits se succèdent dans une logique de sédimentation. Ce procédé permet progressivement de mieux comprendre dans quelle situation Lucy se trouve, et de cerner peu ou prou la personnalité de cette jeune femme. Car rien n’est jamais donné pour de bon ni tout à fait stabilisé. Dans l’ensemble, Lucy est une étudiante fauchée et marginale qui multiplie petits boulots et passes pour pouvoir payer son loyer et continuer ses études. Mais une fois cela posé, il devient très ardu de dresser finement son portrait psychologique et de deviner son histoire personnelle. Son rapport au travail, aux études, à ses proches, à l’argent et à son propre corps ne se précise que par petites touches successives, de manière très allusive, et comporte des contradictions. Elle n’est pas forcément là où on le croit. Elle ne correspond à aucune typologie qui pourrait servir à dénoncer certains rouages d’une société injuste envers de jeunes étudiantes que leur extrême pauvreté conduit à vendre leur corps (aux hommes, à la science, au cinéma) pour pouvoir s’en sortir. Lucy est une singularité étonnante. Elle s’offre sans véritable dédain mais sans totale légèreté non plus. Si elle résiste un peu, c’est pour signifier qu’elle aussi peut faire des choix. Et cette complexité du personnage permet de ne pas porter directement un jugement sur elle ou sur les personnes qu’elle rencontre.

Ainsi, Julia Leigh évite de séparer les victimes des coupables et de faire de Lucy la représentante d’une classe sociale à protéger contre une autre classe sociale. En rendant palpable son geste de réalisation par le rythme patient des scènes et la construction du récit, elle attire l’attention critique du spectateur sur sa manière de regarder la jeune femme et les personnes qu’elle croise. C’est le dernier tiers du film qui l’illustre le mieux. Après une période d’initiation et de mise à l’épreuve par son « employeur », Lucy est rémunérée pour dormir et pour ne rien savoir de ce qui se passe autour d’elle et sur elle. On ne lui garantit qu’une seule chose, elle ne sera pas pénétrée. Son corps, son image, sont au service de regards qui veulent la maîtriser dans leurs propres espaces de fantasme, et dont l’emprise est déjouée par cette torpeur étrange qu’est le sommeil imperturbable. Le regard de Julia Leigh sur les corps nus de ces scènes est certes sans complaisance ni esthétisme forcé, mais aussi sans voyeurisme ou volonté de provoquer. Il y a un aveu sincère et troublant de sa part à placer dans un cadre strictement figé ces corps jeunes et vieux, dont la gestuelle est un mélange d’abandon et de résistance, de désir de domination et d’extrême impuissance.

Ce qui trouble alors dans Sleeping Beauty, c’est qu’au final aucun jugement n’est prononcé. Les plans et le film semblent se vider de toutes certitudes. A l’exception d’une seule : il n’y a aucune évidence à projeter un corps dans un espace de fantasme, à le regarder, et à le manipuler. Le travail de patience courageuse de Julia Leigh aura permis de proposer un regard positif de décence qui rassemble des corps que la dénonciation sépare.gg

Jacques Danvin

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Sleeping Beauty de Julia Leigh (Australie ; 1h41)

Date de sortie : 16 novembre 2011

bub

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